Espace de libertés | Juin 2019 (n° 480)

International

Signé le 28 juin 1919 dans la galerie des Glaces, le traité de Versailles a pesé lourdement sur le XXe siècle. A-t-il oui ou non conduit à la Seconde Guerre mondiale? La réponse est nuancée.


Louis XIV avait fait de Versailles le cœur de son royaume, cette France dont il avait repoussé les frontières « naturelles » jusqu’au Rhin à force de guerres et de destructions. Deux siècles plus tard, en 1871, Guillaume Ier et Bismarck vinrent comme en un pied de nez y proclamer l’Empire allemand. Défaite quelques mois auparavant à Sedan, la France était à genoux.

Les décennies qui suivent préparent la revanche. Berlin, Paris, mais aussi les pays tiers spéculent sur la guerre qui reviendra fatalement un jour ou l’autre. La France rêve de vengeance. L’Allemagne prépare la riposte. Chacune s’allie à d’autres royaumes, à d’autres empires, qui seront autant d’alliés lorsque l’inévitable se produira. La Première Guerre mondiale fera quelque 20 millions de morts – les chiffres varient.

L’évocation de cet état d’esprit permet de mieux comprendre pourquoi la France a tenu à punir l’Allemagne au moment de solder la guerre par le traité de Versailles. Le 28 juin 1919, les États-Unis et la Grande-Bretagne n’ont pu l’empêcher de « saigner » définitivement l’ennemi bien que la paix soit revenue. L’Empire allemand s’est pourtant écroulé, une république l’a remplacé. Mais rien n’y fait : l’Allemagne n’a d’autre choix que d’admettre sa responsabilité dans le déclenchement du conflit sans négocier. Elle doit céder une partie de son territoire, dire adieu à ses colonies et débourser théoriquement la somme faramineuse de 132 milliards de marks-or (1420 milliards d’euros actuels) à titre de réparations aux vainqueurs. La punition tourne à l’humiliation.

Le traité de Versailles et ses conséquences font encore parfois débat entre les historiens. Jusqu’à quel point ont-ils nourri le sentiment revanchard allemand et le nazisme ? Dès 1919, les tenants de l’internationalisme pacifiste prédisent une nouvelle guerre à l’Europe…

La République de Weimar fragilisée

Aujourd’hui, la plupart des historiens s’accordent à dire que le traité de Versailles a bien contribué à tisser la trame de la revanche allemande, ne fût-ce qu’en fragilisant la jeune démocratie qui a poussé le Kaiser en bas de son trône. « Si la république de Weimar avait réussi, les choses auraient été différentes. Mais elle n’a pas réussi », résumait l’historien français Jean-Jacques Becker. « La honte du traité de Versailles a été l’un des éléments essentiels de la propagande nazie. C’est en partie grâce à cela que les nazis sont arrivés au pouvoir. En ce sens, le traité de Versailles a été l’une des causes de la Seconde Guerre mondiale. »

Traite de Versailles de 1919 : un homme a plusieurs bras representant l'Allemagne et les compensations financieres que le pays devra payer suite a sa defaite durant la premiere guerre mondiale. In "Lectures pour tous" du 15 mars 1919. ©Lee/Leemage

La honte du traité de Versailles a constitué l’un des éléments essentiels de la propagande nazie.

Le traité de Versailles n’explique cependant pas tout. Il faut aussi compter avec la naissance du fascisme en 1921 – une conséquence indirecte de Versailles. Benito Mussolini fonde en effet le succès de son Parti national fasciste sur la « victoire mutilée ». Il dénonce les promesses territoriales faites à l’Italie en 1915 par les Alliés afin qu’elle tourne le dos à la Triplice, l’alliance passée avant-guerre par Rome avec Berlin et Vienne. Promesses non tenues, notamment sous la pression des États-Unis de Woodrow Wilson.

L’échec de la Société des Nations (SDN) sert lui aussi le retour de la guerre. L’organisation internationale imaginée par Woodrow Wilson, où les États régleraient diplomatiquement leurs différends et imposeraient une paix durable, naît en 1920, à Genève. Mais paradoxalement sans les États-Unis : le Sénat républicain a rejeté l’idée du président démocrate. À la SDN, ceux qui veulent imposer la « sécurité par la force » s’opposent donc sans retenue aux partisans de la réconciliation avec l’Allemagne. Plus tard, la SDN se révélera impuissante face aux conflits qui se multiplient (Mandchourie, Éthiopie, Espagne…). En 1946, elle disparaît logiquement après la ratification de la Charte des Nations unies.

Le traité a catalysé les rancœurs

En Allemagne, le traité de Versailles a servi la propagande du parti national-socialiste (NSDAP) d’Adolf Hitler. Il a catalysé les rancœurs. L’historien britannique Ian Kershaw rappelle dans sa biographie du Führer ( Hitler 1889-1936) que le NSDAP ne fut longtemps qu’un groupuscule völkisch parmi tant d’autres mouvements nationalistes et racistes. L’armée du Kaiser serait restée invaincue sur les champs de bataille, affirmaient les nazis, si elle n’avait été trahie de l’arrière par le pouvoir politique issu de la révolution de novembre 1918 (le « coup de poignard dans le dos »). Ce dernier n’avait eu en réalité d’autre choix que d’admettre sans rechigner la responsabilité de l’Allemagne et de ses alliés dans le déclenchement de la Première Guerre mondiale.

Le « coup de poignard dans le dos » fut un redoutable mensonge. Car, dans les mois qui avaient précédé l’armistice du 11 novembre 1918, les alliés de l’Allemagne (Autriche-Hongrie, Bulgarie, Turquie) s’étaient effondrés, lui laissant la tâche impossible d’emporter seule une guerre qui ne pouvait plus l’être.

Peut-être la hargne des nazis serait-elle restée sans écho si la crise de 1929 n’avait ruiné la reprise économique fragile que connaissait alors l’Allemagne. En 1931-1932, le pays compte 14 millions de chômeurs. Le régime parlementaire est incapable de redresser l’économie. Rompus à la propagande, organisés, les nazis rendent les Juifs responsables de tous les maux. Bientôt, ils prendront le pouvoir. Puis ce sera la remilitarisation de la Rhénanie, l’Anschluss, les accords de Munich. Le 1er septembre 1939, l’invasion de la Pologne par la Wehrmacht marquera le début du second conflit mondial…

Le traité de Versailles n’est pas un document poussiéreux que la fin de Seconde Guerre mondiale aurait définitivement rangé aux placards de l’histoire. Il représente ainsi le temps « zéro » de la Pologne moderne née en 1920. Pour la Tchécoslovaquie, qui fut créée à la suite du démembrement de l’empire austro-hongrois, le traité est synonyme de libération. Pour d’autres, comme la Hongrie et la Turquie, il résonne encore comme une catastrophe, car il a conduit à la perte de territoires.

Versailles n’est pas davantage une affaire purement franco-allemande, rappelait dans Le Soir l’historien allemand Thomas Maissen : « Les Occidentaux ont beaucoup disserté sur le rapport entre ce traité, la montée du nazisme et la Seconde Guerre mondiale. Il s’agit d’une perspective assez étroite, centrée sur les pays du front ouest… » En réalité, Versailles a bouleversé l’ordre mondial.