Espace de libertés | Juin 2019 (n° 480)

Culture

L’emprunt d’éléments d’une culture à une autre est une pratique vieille comme le monde. Mais lorsque cet emprunt est lu à l’aune des rapports de domination, il devient une appropriation culturelle aux relents d’irrespect, de racisme et de néo-colonialisme.


En France, des militants antiracistes ont, en mars dernier, bloqué l’accès à la représentation de la pièce Les Suppliantes d’Eschyle mise en scène par Philippe Brunet. Pomme de la discorde ? Les actrices interprétant les Danaïdes égyptiennes portaient des masques cuivrés sur un visage maquillé en sombre, rappelant, selon ces opposants, la pratique du blackface, une tradition héritée du théâtre de vaudeville américain, dans lequel des Blancs maquillés mettaient en scène la vie des Noirs dans des minstrel shows grotesques. Pas exactement le créneau de l’helléniste Brunet. Des personnalités comme Ariane Mnouchkine ont, à la suite de cet incident, pris la défense du metteur en scène et dénoncé une « censure identitaire et intégriste »1. En ces termes était résumé le cœur du débat sur l’appropriation culturelle, à savoir : est-il parfois légitime – et même salutaire – de s’approprier certaines caractéristiques d’une autre culture ? Ou est-ce toujours/déjà du racisme ?

Des dreadlocks coupables

Le concept d’appropriation culturelle est issu du monde académique : il y a éclos dans le contexte des études postcoloniales, dans les années 1980. À l’époque, on s’interroge notamment sur le syndrome Rolling Stones : des guitaristes blancs qui empruntent aux bluesmen noirs et en retirent un bénéfice financier et symbolique majeur, sans la moindre contrepartie pour les pionniers du genre. Questionnement qui n’a jamais nui, véritablement, à Keith Richards et consorts. Mais ces dernières années, la notion d’appropriation culturelle s’est fortement popularisée, entraînant des polémiques successives et toujours plus vives dans le monde de l’art et de la mode. « Depuis la nuit des temps, nous nous sommes approprié ce qui nous intéressait chez l’autre. Les cultures coloniales, en particulier, ont toujours fait ça. Et ceux qui trouvaient à y redire n’en sortaient pas indemnes. Aujourd’hui, ce qui a changé, c’est que certains représentants de ces cultures s’expriment pour dire qu’ils ne sont pas d’accord », explique Chris Paulis, docteur en anthropologie à l’Université de Liège.

5827950 24.03.2019 People smeared in coloured powder take a selfie during celebrations of the Holi festival at the Indian Culture Centre in Moscow, Russia. Celebrating Holi, also known as the "festival of colors", Hindu people mark the beginning of spring and believe it is a time to enjoy spring's abundant colours. The festival has become popular all around the world. Vladimir Astapkovich / Sputnik

Le lancer de couleurs, hérité du rituel de la fête indienne de Holi, est aujourd’hui employé pour différentes activités. Même en Occident. © Indranil Mukherjee/AFP

Des emprunts en matière d’habillement ou de coiffure, autrefois considérés comme anodins et sympathiques, sont désormais taxés d’appropriation culturelle. «Le “dominant” à dreadlocks est dans une logique de mode alors que le dominé a dû revendiquer le droit de porter cette coupe. En s’accaparant un attribut identitaire, le dominant le vide de sa valeur politique, le démonétise », expliquait en 2016 l’historien Pascal Blanchard, spécialiste des études postcoloniales dans un article de Libération2. Si le jeune à dreads peut encore se retrancher derrière des affinités électives dénuées de vénalité, la donne est différente quand la marque de mode américaine Urban Outfitters utilise le terme Navajo pour qualifier ses petites culottes à motifs ethniques, entraînant l’ire de la communauté amérindienne. Ou quand les studios Disney déposent la marque Hakuna Matata pour l’industrie textile, semblant oublier qu’avant d’être le titre d’une chanson composée pour leur Roi Lion par Elton John, Hakuna Matata est une expression très courante en kiswahili – la langue la plus parlée en Afrique de l’Est – qui signifie « pas de problème ».

Bonnes intentions

Dans un monde globalisé, l’appropriation culturelle est devenue la norme. Mais elle est aussi de moins en moins acceptée par ceux qui, grâce aux réseaux sociaux, ne peuvent plus ignorer la spoliation. En 2016, des Indiens se sont ainsi indignés du clip de Coldplay et de Beyoncé Hymn for The Week-end, mettant en scène la fête sacrée des couleurs, le Holi, avec un Chris Martin vagabondant au milieu des temples de Bombay aux côtés d’une Queen B parée de somptueux costumes traditionnels. Trente millions de vues sur le dos des rites séculaires d’un pays encore largement dominé par la misère ? Magistralement indécent pour certains. D’autres, comme Deepa Lakshmin, rédactrice américano-indienne pour le site de MTV, en avaient profité pour rappeler que ce clip tourné en Inde était au fond moins choquant que la Color Run, course à pied organisée dans des dizaines de pays – y compris la Belgique – et au cours de laquelle les participants sont recouverts de poudres colorées, dans un détournement sans grâce du Holi.

La pop, quant à elle, signerait certainement son arrêt de mort si elle renonçait à ces circulations de signes : Beyoncé jouant l’Indienne, Katy Perry la geisha, Rihanna la princesse chinoise. On peut trouver leur exotisme tapageur et grossier. Mais se souvenir aussi que ces stars ne sont pas des mâles blancs dominants – Rihanna n’est-elle pas originaire de la Barbade, micro-État insulaire des Caraïbes, qui fut pendant trois siècles sous domination britannique ?

L’art contemporain, parce qu’il a fait de la dénonciation des phénomènes de domination son fonds de commerce, est en proie à d’autres dilemmes encore. En mars 2017, la biennale du Whitney Museum de Manhattan exposait un tableau de l’artiste blanche Dana Schutz, Open Casket (« Cercueil ouvert »). L’œuvre était une évocation de l’assassinat en 1955 d’Emmett Till, un Noir américain de 14 ans battu à mort par des suprémacistes blancs et dont la mère décida d’organiser les funérailles à cercueil ouvert en guise de dénonciation. La peinture, qui se voulait une condamnation reconduite du racisme, a suscité une vive polémique. « Les personnes qui ne sont pas noires doivent accepter qu’elles ne pourront jamais reproduire ni comprendre ce geste »3, a expliqué l’artiste britannique Hannah Black, à l’origine de la levée de boucliers. « Aux États-Unis, les Noirs ne veulent plus que d’autres racontent leur propre histoire. Ils estiment que maintenant qu’ils ont eu accès à l’éducation, à l’université, c’est à eux de le faire », commente Chris Paulis. Dans un entretien au Monde, le sociologue Éric Fassin estimait pour sa part que « la création artistique doit revendiquer sa liberté ; mais elle ne saurait s’autoriser d’une exception culturelle transcendant les rapports de pouvoir pour s’aveugler à la sous-représentation des femmes et des minorités raciales. L’illusion redouble quand l’artiste, fort de ses bonnes intentions, veut parler pour (en faveur de) au risque de parler pour (à la place de) »4.

Saluer le soleil sans piller

Si l’art ne peut se soustraire à la question, d’autres pratiques le peuvent-elles ? Ce n’est pas l’opinion de Chris Paulis, qui s’offusque des emprunts dans le secteur de la santé et du bien-être. « Regardez l’acupuncture. Aujourd’hui, c’est une pratique reconnue chez nous. Or, elle n’est pas pratiquée par des Chinois mais par des Belges qui sont parfois allés se former en Chine et ont ramené cette pratique sans que le pays d’origine reçoive quelque pourcentage d’exploitation que ce soit. Idem avec le yoga, dont certains pensent qu’il a été inventé aux États-Unis ! » Faut-il pour autant renoncer aux apports des médecines traditionnelles ? « Le problème est que l’on s’approprie des pratiques sans s’en approprier le sens. La moindre des choses serait que les acupuncteurs et les profs de yoga expliquent d’où ça vient et respectent la pratique. En yoga, tout a un sens. On ne peut pas changer le nom des postures sous prétexte que la “salutation au soleil” nous paraît ridicule ! »

Pour Françoise Lempereur, maître de conférences à l’ULg et spécialiste du patrimoine immatériel, il convient néanmoins de rappeler que « le métissage est nécessaire » : « Il est essentiel que des cultures puissent s’imbriquer pour en former de nouvelles qui vont à leur tour entretenir le lien social. » Une certaine dose d’emprunts est la condition pour ne pas mettre à sec tout imaginaire comme toute possibilité d’universalisme. Ce à quoi il est aujourd’hui demandé de renoncer est moins à cette pratique qu’à l’innocence. L’heure ne semble plus à s’extasier béatement sur le courage des opprimés et la beauté des couleurs sous d’autres cieux. Il faut comprendre. Il faut savoir. Et peut-être, seulement, alors, commencer à créer.


1 Carte blanche publiée dans Le Monde, 12 avril 2019.
2 Guillaume Gendron, « Tous coupables d’appropriation culturelle ? », dans Libération, 22 décembre 2016.
3 Walter Benn Michaels, « Vous n’aurez pas ma souffrance », dans Le Monde diplomatique, mai 2018.
4 Éric Fassin : « L’appropriation culturelle, c’est lorsqu’un emprunt entre les cultures s’inscrit dans un contexte de domination »« , dans Le Monde, 24 août 2018.