Espace de libertés | Juin 2019 (n° 480)

De la séparation au vivre ensemble


Libres ensemble

En France, la laïcité est codifiée depuis la loi de Séparation de 1905. Auteur de « La nouvelle question laïque », le politologue français Laurent Bouvet se penche sur les enjeux de la coexistence entre croyants et non-croyants, plus de cent ans après, dans un pays où l’islam est venu changer la donne.


La laïcité, pourquoi et en quoi est-ce une question ?

La laïcité reste une question posée en France, car elle constitue un des piliers de la construction du pays dans la modernité et de la République en particulier. On n’a jamais fini de travailler dans le commun français, ce qui nous rassemble, ce qui fait que nous sommes des Français. On n’a jamais fini de travailler notre lien à la liberté de conscience, à la liberté de croire ou de ne pas croire, à notre rapport au religieux, à l’ensemble des croyances et à leurs effets dans la société. On n’a jamais fini de le travailler, parce que cela fait justement partie de la manière d’être Français dans la modernité. La France a une longue histoire catholique, elle a été un pays très chrétien : « la fille aînée de l’Église », avait-on coutume de dire. On n’a jamais fini de travailler parce qu’il y a eu une rupture – la Révolution française – mais la question religieuse n’a pas disparu du jour au lendemain. D’une terre chrétienne, on en a fait une terre où les hommes étaient capables de s’émanciper, soit en restant chrétiens, soit en refusant de continuer de l’être, mais capables de rester ensemble et de construire une nation nouvelle. La République incarne la laïcité, notamment avec la fameuse loi de 1905 – même si le mot laïcité ne figure pas dedans, c’est un paradoxe. Cette grande loi a permis la réunification des deux France, celle qui croit, celle qui ne croit pas, celle de La Rose et le Réséda, le fameux poème de Louis Aragon. La France moderne est née véritablement sur cette question à partir du début du XXe siècle. La laïcité est très importante de ce point de vue et on continue de la travailler.

Est-ce que la laïcité « à la française » a une vocation universelle ?

Il y a une manière spécifique d’être laïque en France et la laïcité revêt une importance particulière de par l’histoire du pays. Mais elle a une vocation universelle, dans le sens d’un universalisme réitératif : on trouve dans toutes les cultures, dans toutes les civilisations, les mêmes aspirations. On trouve aujourd’hui dans certains pays, par exemple dans le monde arabo-musulman, une aspiration très forte à se libérer. On le voit en particulier chez les femmes, qui sont les premières à subir, lorsqu’il y a une oppression au nom de la loi de Dieu. Ces femmes n’aspirent pas à ne plus être musulmanes, mais elles souhaitent être libres de croire et de vivre leur foi comme elles l’entendent, d’une manière qui n’est pas soumise à la volonté et à la pression, voire à l’oppression de leur milieu, de leur famille, de leur mari. C’est ça, la laïcité : c’est cette liberté fondamentale, pour chacun, de pouvoir croire ou ne pas croire comme il l’entend, sans que les autres aient quoi que ce soit à leur dire. Que ce soit l’État, la puissance publique, ou que ce soit les coreligionnaires.

French intellectual, Laurent Bouvet poses during a photo session on january 21, 2012 in Nantes. Photo credit should read "Bruno Coutier via AFP"

Quelquefois controversé pour ses propos relatifs au voile ou à l’«identitaire», le politologue Laurent Bouvet réinterroge la conception de la laïcité «à la française». © Bruno Coutier/AFP

En quoi alors la question laïque est-elle nouvelle ?

Elle a constitué un gros enjeu lors de l’adoption de loi de 1905. Il s’agissait à l’époque de régler les rapports avec l’Église catholique. Aujourd’hui, ce n’est plus la question principale et elle ne se pose plus de la même manière. L’essentiel de la question et des enjeux actuels vient du fait que, ces trente dernières années, l’islam s’est installé et est devenu la deuxième religion en France. Il n’existait pas, si ce n’est dans les colonies, en métropole en 1905. Et il n’avait pas de visibilité publique avant l’immigration des années 1960-1970 et le regroupement familial à partir des années 1980. Avec cette nouvelle population musulmane sont arrivées de nouvelles préoccupations, et un souci de visibilité : c’est ainsi que pas moins de 2500 mosquées ont été construites en France. La présence de l’islam en France, pour ne pas dire de l’islam de France, s’est construite en trente ans, c’est donc une situation nouvelle. Depuis la Révolution iranienne (1979), dans le monde aussi, l’islam a considérablement changé. Il y a eu un phénomène d’ »islamisation de l’islam » – c’est au sociologue Mohamed Cherkaoui que l’on doit l’expression – c’est-à-dire une réappropriation identitaire dans toute une partie de l’islam, des islams devrait-on dire, partout dans le monde. Cette transformation a exercé un effet sur les populations émigrées en Europe, et en particulier en France (Algériens, Marocains, Tunisiens, Turcs, Africains d’Afrique subsaharienne) qui ont vécu aussi cette islamisation alors qu’ils étaient installés dans des pays européens traversés par la crise économique. À ces phénomènes conjoints, à savoir l’extension, la visibilisation, la réappropriation identitaire alors que les moyens de l’intégration faisaient défaut, s’ajoutent des facteurs politiques. La Ve République a débuté dans les années 1980 avec la victoire historique de Mitterrand. La gauche s’est reconstituée en France avec la guerre d’Algérie ; une gauche de la lutte contre l’Algérie française, avec laquelle s’est développée l’idée, non seulement du devoir de mémoire, mais aussi de la culpabilité coloniale, d’un passé qu’il fallait assumer. On a opté pour une forme de bienveillance, notamment envers les aspirations culturelles des populations immigrées issues de l’ancien empire colonial. Cette réappropriation identitaire au sein d’une partie des musulmans, autour de certaines mosquées, s’est opérée de manière parfois très radicalisée, on l’a vu, avec les départs en Syrie et en Irak pendant la guerre et avec les attentats, évidemment. La « nouvelle question laïque » se divise en deux sous-questions : est-ce que la laïcité « à la française », celle de 1905, peut faire face à ce nouveau défi posé par l’émergence d’une religion qui n’était pas présente à l’époque ? Et si oui, comment ?

Le mouvement que vous avez inspiré, le Printemps républicain, c’est une tentative de réponse ?

Le Printemps républicain est une association de citoyens qui essaie de promouvoir le débat dans l’espace public. La laïcité est une réponse et peut-être, sûrement même, la seule réponse possible au défi identitaire posé par l’islam, mais pas seulement. Tout d’abord parce qu’elle s’inscrit dans une évolution historique et dans une manière de faire, de voir et de prendre en compte le fait religieux et la question des identités collectives liée au passé. Elle est propre à la France et il n’y a aucune raison de l’abandonner. Ensuite, parce que la laïcité peut-être réplicable – on en revient à l’universalisme –, elle peut servir aux autres pays en tant que modèle qui sépare l’État et les cultes et qui protège le citoyen à l’intérieur de sa communauté religieuse, en lui permettant d’exercer pleinement sa liberté.