Conçu pour celles et ceux qui désirent lancer ou poursuivre des projets d’animations philosophiques teintées et enrichies d’expériences esthétiques, l’ouvrage «Penser & Créer» oscille entre apports théoriques et dispositifs pratiques, venus de Belgique, de France, du Canada et d’Haïti.
Karl Popper comparait la pédagogie à un «gavage d’oies»: «Notre pédagogie consiste à submerger les enfants de réponses à des questions qu’ils n’ont pas posées alors qu’on n’écoute pas les questions qu’ils posent. » (2) Prendre en compte les questions des enfants et leur apprendre à penser par eux-mêmes, pour eux-mêmes et avec les autres n’est pas un mince changement. C’est une vision politique où l’individu a les moyens de s’émanciper, de se libérer, de gagner en autonomie. Écoutons Matthew Lipman, grand spécialiste de la philosophie avec les enfants: «Si le but de la pensée critique n’est pas de fournir des certitudes, quel est-il? Tant qu’il s’agit du problème de connaissance et de croyance, je dirais que son but est défensif: un bouclier contre un lavage de cerveau qui ne laisserait aucune place à la recherche personnelle. » (3)
Gavage ou lavage, le constat est bien le même, même si ce serait un tort de réduire Lipman à la volonté de développer la dimension d’esprit critique. Le sous-titre de la seconde édition de son livre, À l’école de la pensée, l’indique clairement: il s’agit dorénavant d’ « enseigner une pensée holistique », système qui se compose de la pensée critique, de la pensée vigilante et de la pensée créative. Dès lors, nous parions qu’en jouant sur la complémentarité de la pratique philosophique et des disciplines artistiques, nous augmentons les chances de développer une pensée holistique.
Art et philo à l’école: absents!
On peut constater qu’en matière d’éducation, l’art et la philosophie ont des trajectoires similaires, tracées notamment dans le sillage de l’héritage platonicien. «Similaires» au sens où on leur fait peu de place: fort présent en maternelle, l’art tend à diminuer au fil du parcours scolaire; quant à la philo, elle est jusqu’à maintenant quasi absente du programme scolaire belge et il faut attendre la classe de terminale en France pour la voir poindre le bout du nez. Platon réservait la philosophie à une élite, enfin sortie de la caverne au terme d’un long parcours. Et l’on voit aujourd’hui encore les effets d’une telle posture de supériorité. Alain Kerlan et Samia Langar, dans leur ouvrage Cet art qui éduque (4), montrent quant à eux l’ambiguïté de notre rapport à l’art: rejeté depuis Platon, qui considérait l’artiste comme un dangereux producteur de simulacres et voulait le tenir éloigné du domaine de l’éducation, tout en glorifiant la beauté comme ouverture vers le monde des idées.
La vie comme une œuvre
Nous gageons que la pratique philosophique, augmentée d’un rapport à l’art, est l’une des façons de permettre l’émergence de sujets libres, créateurs de leur propre vie. Pourquoi ne pas s’engager dans une autre modalité d’existence, foucaldienne cette fois, et suivre «l’idée selon laquelle la principale œuvre d’art dont il faut se souvenir, la zone majeure où l’on doit appliquer des valeurs esthétiques, c’est soi-même, sa propre vie, son existence»? (5)
Laïcité Brabant wallon, poursuivant l’objectif de donner les moyens à chacun de développer son esprit critique, a choisi de faire confiance aux nouvelles pratiques philosophiques, de les développer au travers de multiples actions, et ce depuis plus de dix ans. C’est en faisant le point sur ses propres actions de terrain qu’est née l’envie de collecter différents témoignages, relatant les expériences menées par la régionale brabançonne via Philéas et Autobule et les ateliers Philo dell’Arte, ainsi que d’autres praticiens tels Michel Tozzi, Edwige Chirouter, Gilles Abel, Nadia Beaudry, Stéphane Fontaine, Héléna Hugot, Clovis Fauquembergue et Richard Anthone.
(1) Cet article, initialement intitulé «Laïcité: quand résister rime avec liberté», est une version adaptée du texte d’introduction du livre dont il est issu
(2) Karl Popper, Toute vie est résolution de problèmes, Arles, Actes Sud, 1997, 176 p.
(3) Matthew Lipman, À l’école de la pensée. Enseigner une pensée holistique, traduit de l’anglais par Nicole Decostre, Bruxelles, De Boeck Supérieur, 2011, p. 57.
(4) Alain Kerlan et Samia Langar, Cet art qui éduque, Bruxelles, Fédération Wallonie-Bruxelles, 2015, 62 p. (version numérique disponible sur www.yapaka.be).
(5) Op. cit., p. 79.