«Vous me coucherez nu sur la terre nue. L’accompagnement spirituel jusqu’à l’euthanasie»: contrairement à ce que le sous-titre de l’ouvrage de Gabriel Ringlet (1) laisse entrevoir, l’auteur ne livre pas une réflexion sur l’euthanasie, même si on retrouve dans le texte des passages qui abordent la question.
Certes, l’aide médicale en fin de vie est présentée dans le dernier livre de Gabriel Ringlet, mais seulement en filigrane, sans qu’une approche critique avec débat contradictoire ne soit proposée, ce que certainement l’auteur ne voulait pas. Il serait judicieux de considérer ce livre comme l’amplification poétique d’une pensée chrétienne, mue par un sentiment de transcendance face à l’inéluctable, avec, dans le contexte, l’émergence d’une demande d’euthanasie qui vient bousculer l’ordre des choses. La position de Gabriel Ringlet au sein de l’Église catholique est connue et on sait son engagement auprès des malades en fin de vie, même celles et ceux qui demandent l’euthanasie. Cette position lui vaut d’être régulièrement critiqué par certains membres du clergé, par certains croyants, mais elle lui apporte également une aura inattendue auprès d’un public plus large qui voit fort justement en lui le représentant d’un esprit d’ouverture et de partage, surtout en ce qui concerne la question de la fin de vie et le débat éthique qui continue de l’entourer.
Une transgression acceptable
On voit apparaître la difficulté de considérer l’acte en dehors d’une transgression.
Il parle d’euthanasie d’une manière particulière et, pour la décrire, en utilisant une formule que l’on pourrait lui attribuer, à savoir seulement «au bout du souffle de la foi». Le texte prend parfois une allure quelque peu incantatoire, avec ses références bibliques et ses citations de poètes dont le lyrisme risque de subordonner le véritable enjeu qui est de savoir quelle est la position personnelle de l’auteur. Dès qu’il est question d’euthanasie, un certain malaise s’installe et on voit apparaître la difficulté de considérer l’acte en dehors d’une transgression. Ce terme est le thème essentiel du livre même si cela n’est pas explicitement exposé. Il est présent dans le choix des références littéraires autant que morales. L’euthanasie reste une transgression même si on peut, comme le titre d’un des chapitres le propose, «grandir avec elle». Difficile de se démarquer complètement du dispositif chrétien administrant la vie de la naissance à la mort, même lorsque l’auteur déclare ne pas cautionner la position du clergé en matière d’euthanasie, et surtout lorsqu’il s’appuie sur les propos de Dominique Jacquemin, qui ne peut concevoir l’euthanasie hors de la transgression, comme si l’euthanasie ne pouvait se résumer qu’à cela et n’être rabattue que sur la violation de «l’interdit de tuer». Réduire l’euthanasie au geste, à l’acte technique, n’est autre que l’évacuation de ce qui a construit et fait l’identité de la personne qui, plus par contrainte (de la maladie, de la souffrance) que par choix exclusif, prend une décision en pleine conscience.
Ringlet le Rebelle
Pour les opposants à l’euthanasie, c’est un écart de trop. Gabriel Ringlet adoucit cet écart pris «volontairement et en pleine conscience» par rapport à un interdit fondateur en lui apposant la notion de souffrance vécue comme une catastrophe. La réponse peut alors se trouver dans l’euthanasie demandée par la personne, appuyée sur l’évolution de la maladie, le chaos qu’elle impose et les ruptures biographiques successives. Gabriel Ringlet évoque, en citant le docteur Corinne Van Oost, la blessure que représente pour un soignant le fait de pratiquer l’euthanasie. Doux euphémisme ou concept de faute de l’acte posé qui fera souffrir le soignant comme une punition indélébile infligée par la transgression. Bien entendu, la pratique de l’euthanasie n’est pas un geste anodin qui laisserait le médecin indifférent, mais il est inutile d’ajouter un sentiment de culpabilité dans un accompagnement ultime.
Tentative de réappropriation
Un autre élément abordé dans le livre est la notion de rituel qui, et selon Ringlet, serait source d’apaisement face à un acte irréversible, technique et dont l’accompagnement spirituel «jusqu’au bout» lui donnerait sa dimension rituelle. Cette démarche serait l’occasion permettant à tous les acteurs, mais étrangement peu ou pas le patient, si on s’en tient au texte, de vivre malgré et «à travers la transgression un moment d’exceptionnelle intensité». Il y a là le risque d’un glissement dans l’esprit du processus qui reviendrait à codifier et à rendre normatif un moment qui est singulièrement personnel, une manière à peine détournée de se réapproprier ce qui a été perdu.
Si ritualisation il y a, ce sera essentiellement dans le chef des soignants et certainement pas des patients, à moins qu’on ne leur impose peu ou prou un processus clé sur porte. Même si le patient organise son départ, il s’agit davantage et le plus souvent d’une cérémonie intime éminemment personnelle et non d’une célébration qui obéirait à des critères prédéfinis, quand bien même ils seraient relativement flexibles. Dire que l’acte médical ne s’inscrit pas «hors rituel» et que c’est à ce moment que «le médecin prend la parole pour expliquer le déroulement des minutes qui vont suivre» pose question. D’une part, parce qu’un geste médical, quel qu’il soit, n’est a priori qu’un ensemble de procédures certes codifiées mais qui ne relèvent pas d’un quelconque rituel, excepté si l’acteur le qualifie comme tel et, d’autre part, parce qu’en matière de demande d’euthanasie, la procédure aura été présentée et expliquée de longue date à la personne qui en a fait la demande.
Un rituel… qui n’en est pas un
Il apparaît difficile d’accepter l’ensemble du processus comme un rituel pour plusieurs raisons. La première est qu’en matière d’euthanasie, il n’y a jamais eu de codification sociétale décrivant la manière de procéder et le cadre légal n’institue pas une pratique ritualisée. Chacun peut en avoir une certaine idée mais cela reste abstrait. La seconde est que la pratique médicale est très généralement confidentielle et tout aussi dissimulée, excepté dans les pays où la pratique est dépénalisée sous conditions. Il ne serait alors possible de «ritualiser» l’euthanasie que là où elle est permise, sous conditions. Troisièmement, une personne ne peut ritualiser un lieu, un événement sans l’avoir jamais vécu ou rencontré auparavant, même si un cérémonial peut avoir lieu. Cela étant, on ne peut rabattre cérémonial et mise en scène sur le concept de rituel, ce n’est pas la même chose. Quatrièmement, certains soignants peuvent considérer que la demande d’euthanasie répond à une ritualisation de la fin de vie alors que ce sera leur pratique qui transposera un fait unique en un ensemble de procédures qui, pour certains, ritualiseront le geste. En se référant à Bourdieu, il ne serait pas inutile d’évoquer le concept de «rite d’institution», et sa force idéologique, par lequel les soignants s’approprient un événement auquel ils sont confrontés pour le neutraliser d’une certaine manière.
Proposer un rituel dans un contexte de demande d’euthanasie, c’est imposer un dispositif contrôlant et dogmatique qui, en psychologisant la fin de vie, dépossède en tout ou en partie la personne de ses prérogatives. Il est donc essentiel de savoir qui propose quoi en termes d’accompagnement sans jamais oublier que la première personne concernée doit avoir le dernier mot.
Même si ces critiques peuvent paraître sévères, elles n’enlèvent rien à la qualité de l’ouvrage et surtout à la force de l’engagement de son auteur, lui-même grand défenseur de la liberté de conscience individuelle. Pour lui, aucune institution ne peut imposer une hiérarchie des souffrances, c’est dans la relation à l’Autre que s’élabore la conviction du Juste. La conscience individuelle ne peut être subordonnée à une autorité et Gabriel Ringlet prend clairement position dans ce sens.
Pour conclure, et ce n’est pas rien que de le dire, il est important de noter qu’un tel ouvrage ne peut paraître que parce qu’il existe en Belgique un espace de parole propice au dialogue et au consensus pragmatique. C’est avant tout grâce à l’existence de la loi dépénalisant l’euthanasie sous conditions que cela est rendu possible, et c’est surtout grâce à celles et ceux qui ont œuvré dans ce sens déjà bien avant 2002.
(1) Gabriel Ringlet, Vous me coucherez nu sur la terre nue. L’accompagnement spirituel jusqu’à l’euthanasie, Paris, Albin Michel, 2015, 256 p.