Espace de libertés – Avril 2016

Iran: quand le business prend le pas sur les droits humains


International
Avec la levée des sanctions économiques, l’Iran fait les yeux doux à l’Europe… et vice versa. Pourtant, en république islamique, la situation des droits de l’homme ne fait qu’empirer et la résistance aux valeurs occidentales fait rage.

Les entreprises occidentales voient des possibilités alléchantes de faire des affaires depuis la levée des sanctions à l’encontre de l’Iran, intervenue en janvier, après un accord international sur le programme nucléaire du pays en juillet dernier. Quelques jours après les élections législatives, on apprenait que l’industriel allemand, Siemens, allait relancer son activité dans le pays, et il est loin d’être le seul. Les délégations économiques venues d’Europe défilent les unes après les autres à Téhéran. Avec pour les hommes d’affaires, un marché potentiel de 80 millions de consommateurs. Et tant pis pour les droits de l’homme! Enfin presque. Début 2016, les députés européens ont rappelé au ministre iranien des Affaires étrangères, Mohammad Javad Zarif, que la situation des droits de l’homme restait inacceptable, servant de test décisif pour les relations futures entre l’Union européenne et l’Iran. Mais depuis, plus rien.

Les délégations économiques venues d’Europe défilent les unes après les autres à Téhéran.

Diplomatie vs business international

En 2015, le rapporteur spécial de l’ONU, Ahmed Shamed, dressait pourtant un tableau encore très sombre de la situation: au moins 753 personnes (dont 25 femmes et 13 mineurs) ont été exécutées par les autorités iraniennes, le chiffre le plus élevé depuis 12 ans, ce qui n’a nullement empêché d’aboutir à un accord entre l’Iran et les pays occidentaux. Pour le reste, les autorités iraniennes ont imposé des restrictions sévères à la liberté d’expression, d’association et de réunion. Des journalistes, des défenseurs des droits humains et des syndicalistes ont été arrêtés et emprisonnés sur la base d’accusations vagues. Le recours à la torture et à d’autres formes de mauvais traitements est resté répandu, en toute impunité. Quant aux conditions de détention, elles restaient éprouvantes, selon le dernier rapport d’Amnesty International consacré à la situation des droits humains en Iran. «Bien que qualifié de modéré et de réformateur, le président iranien Hassan Rohani n’a donc en aucun cas changé cette donne inhumaine. Au contraire, cela s’est détérioré sous sa présidence», explique Thierry Kellner, spécialiste de l’Iran à l’ULB.

Collusion politico-économico-religieuse

Parallèlement au commerce des armes, le commerce des âmes connaît une embellie, si l'on en croit la sérénité affichée par ces deux compères, copains comme cochn... © Andrew Medichini / Pool / AFPLes résultats des dernières élections n’y changeront rien. S’ils illustrent bien le fait que la population iranienne soutient la politique économique d’ouverture sur l’Occident mise en œuvre par son président, ce n’est nullement une ouverture culturelle, ni une recomposition durable du paysage politique en Iran. Les décisions restent prises par le guide suprême qui donne des directives que l’Exécutif s’occupe simplement de mettre en œuvre. «En dépit de cette victoire, même si Rohani va avoir un peu plus de liberté d’action, il existe encore des entraves qui limitent la libre application de sa politique, pour la simple raison que le système institutionnel iranien est extrêmement complexe. Il y a différents pôles de pouvoir au sein du système, notamment les gardiens de la révolution et les confréries religieuses. Ces deux ensembles contrôlent à eux seuls plus ou moins 80 % de l’économie iranienne. Même si Rohani souhaitait libéraliser en grande partie de l’économie iranienne et attirer les investisseurs étrangers, ces derniers devraient quand même composer avec ces pôles de pouvoir au sein du système iranien», rappelle Vincent Eiffling, chercheur au Centre d’études des crises et des conflits internationaux.

«Aussi, cette ouverture économique à l’Occident constitue-t-elle une réelle menace pour une partie de l’establishment conservateur iranien, enrichi par la corruption et le commerce de contrebande, notamment les Pasdarans, le corps militaro-affairiste des gardiens de la révolution. Ce qui explique, notamment, les bâtons dans les roues mis au président Rohani misant sur la réinsertion internationale de son pays et la progression du niveau de vie qu’elle est censée susciter», constate la sociologue belge d’origine iranienne, Firouzeh Nahavandi.

Un nouveau rapport de force post-électoral

On doit craindre une surveillance renforcée de la société alors que la population demande une plus grande ouverture.

À ce propos, le quotidien réformateur iranien Etemad notait que «les élections du 26 février ont clairement changé l’atmosphère politique». La division n’est plus désormais entre réformateurs et conservateurs, mais «entre ceux qui ont approuvé l’accord nucléaire et ceux qui étaient contre», entre les libéraux en économie et les partisans de l’étatisme. «Derrière cette division, il y a une grande crainte des conservateurs qui se méfient des conséquences intérieures de cet accord sur le nucléaire et de cette ouverture avec les pays occidentaux. Ils veulent prendre toutes les précautions possibles pour qu’il n’y ait pas d’évolution vers une libéralisation de la société iranienne. C’est ce que le régime craint le plus, et on doit craindre une surveillance renforcée de la société alors que la population demande une plus grande ouverture. C’est toute la schizophrénie de la situation actuelle», ajoute Thierry Kellner.

Reste aussi plusieurs verrous économiques à faire sauter, et c’est surtout du côté des financements et des banques que les écueils restent les plus nombreux. Actuellement, les établissements financiers occidentaux ne peuvent pas travailler en Iran, ce qui fait encore hésiter certains secteurs à y entreprendre des démarches de prospection. «Les obstacles sont encore très nombreux, tant du point de vue du cadre juridique que des lenteurs administratives, de la corruption, de la concurrence locale face à des gens qui ont des connexions avec le pouvoir. Ce ne sera pas si évident», poursuit ce spécialiste. «Tous les contrats que sont en train de passer les Européens, c’est avec les gardiens de la révolution, avec des entreprises contrôlées par ce type de personnage. C’est grâce à cette mainmise sur l’économie, la corruption qu’elle engendre, la pauvreté qu’elle sous-tend qu’une partie importante de la population reste totalement inféodée au régime», poursuit Firouzeh Nahavandi. C’est dire que, plus que jamais, depuis l’accession de Rohani à la présidence, c’est une république islamique à deux visages, une sorte de Janus persan, que l’on va voir évoluer.