Espace de libertés – Avril 2016

Dossier
Comment ouvrir la voie à une clinique de l’invention –à laquelle peuvent activement participer divers acteurs, y compris des non-cliniciens– qui place en son centre le sujet?

Certes, les personnes qui franchissent la porte d’une institution sont en difficulté, et bien souvent en grande difficulté: ruptures du lien social, phénomènes de corps, souffrance, angoisse, empêchements à s’engager dans la vie ou dans certaines sphères de la vie sociale ou relationnelle, violence envers l’autre et/ou à son propre endroit, désarrimage de la pensée ou de la parole, débranchement de toute forme d’élan ou de désir, dépendances délétères, étrangeté des actes ou des comportements… Ces difficultés, qui peuvent être de nature très diverse et qui peuvent se présenter à des degrés très divers également, exigent bien sûr des réponses institutionnelles du côté de l’accueil, du diagnostic, du soin, et parfois aussi de la mise à l’abri. Mais, au-delà du soin –ou avec celui-ci–, l’un des enjeux essentiels, pour tout professionnel de l’écoute, est celui d’accueillir et de soutenir les inventions subjectives de chacun. Quel que soit le trouble qu’on lui suppose, et quelles que soient les origines médicales et biologiques que l’on suppose à ce trouble, un sujet reste toujours un sujet… et il s’agit de l’entendre comme le produit de ses inventions.

L’un des enjeux essentiels, pour tout professionnel de l’écoute, est celui d’accueillir et de soutenir les inventions subjectives de chacun.

Des fourmis et des hommes

Mais que recouvre cette notion d’invention? L’être humain semble avoir cette particularité de ne pas «marcher» comme une fourmi dans sa fourmilière. La fourmi fonctionne avec un programme biologique qui détermine des schémas très stables et, avec eux, la réponse à toute une série de questions: quelle est sa place dans la fourmilière? Quel type de travail va-t-elle réaliser? Que faire et comment faire avec les autres fourmis, de la même fourmilière ou d’une autre? Que faire et comment faire avec les différentes sortes de non-fourmis? Pour la fourmi, la réponse à ces questions s’inscrit dans le déterminisme de ces schémas relativement stables.

Pour l’être humain, tout se passe comme si son programme biologique accordait une place essentielle, non seulement à sa morsure par l’univers social –univers de codes, d’images, de parole et de langage– dans lequel il se trouve plongé, mais également à l’indétermination, à la contingence, à la rencontre et, in fine, à l’invention. Que veut dire «être une femme»? Que veut dire «être un homme»? Que veut dire «être parent»? Que faire et comment faire avec son propre corps? Avec l’autre? Avec la vie? Avec le sexe? Avec la mort?… Tout se passe comme si l’être humain n’avait pas de réponse toute faite à ces questions, pas de schéma entièrement préprogrammé qui lui offrirait des solutions sûres, stables et apaisantes –ce qui ouvre structurellement la place, pour chacun de façon singulière, à l’invention. Entendre, accueillir et soutenir ces inventions est un enjeu majeur dans le travail d’accompagnement d’un sujet.

© Olivier Wiame«Partenaire du sujet»

Y être attentif dans notre écoute permet de se dégager d’une approche purement déficitaire et normative, ouvrant ainsi la voie à des hypothèses de travail et à des perspectives d’accompagnement qui prennent en compte la fonction qu’une série de symptômes, de comportements ou de difficultés est paradoxalement susceptible d’occuper pour le sujet. Se dégagent ainsi des fonctions de nomination, de séparation, de branchement, d’interprétation de l’autre, de point d’ancrage, de support identificatoire, d’habillage du corps… et bien d’autres encore que nous découvrons, au cas par cas, lorsque nous arrivons à nous faire partenaire du sujet. «Partenaire du sujet» est en effet la place que nous tentons d’occuper à ses côtés pour soutenir ses inventions –ce qui nous amène en retour à devoir faire preuve d’invention, de rigueur, de souplesse, et peut-être, surtout, de curiosité.

Une rigueur de mise

Toute pratique de l’écoute est fondamentalement laïque: il s’agit de laisser au vestiaire nos croyances ou nos convictions.

La rigueur et un certain travail sur son propre «cas» s’impose, afin de ne pas encombrer le sujet avec notre propre savoir, nos propres croyances, nos propres représentations du monde et de la normalité. En ce sens, toute pratique de l’écoute est fondamentalement laïque: il s’agit de laisser au vestiaire nos croyances ou nos convictions, pour tenter d’accueillir les savoirs, les savoir-faire et les savoir-être (avec soi-même et avec les autres) propres au sujet. Le travail en équipe, le travail à plusieurs –avec d’autres– est, sur ce plan, éminemment précieux: il permet de repérer et travailler nos multiples a priori, nos tâches aveugles, nos surdités sélectives, nos incapacités à entendre, à soutenir et à donner toute sa place à la singularité du sujet. L’écoute relève ainsi d’une pratique laïque et libre-exaministe de mise en question permanente de nos propres préjugés.

Mais la rigueur se doit également d’être au rendez-vous dans la façon de construire nos hypothèses de travail, qui portent fondamentalement sur la dynamique subjective singulière de la personne que nous rencontrons. Il s’agit, en effet, au cas par cas, de tenter de dégager «ce à quoi elle est confrontée» et «sa façon singulière d’y répondre». Et il est essentiel, pour construire ces hypothèses, de rester au plus près de ce qui s’est dit et de ce qu’il s’est passé, en réponse à quoi, et dans quel contexte… Or, lorsque l’on parle d’un cas, d’une situation clinique ou d’une rencontre dans un contexte d’accompagnement, il est très facile d’interpréter ou de traduire ce qui s’est dit ou ce qui s’est passé: «il ou elle me teste ou teste le cadre», «il ou elle a une relation fusionnelle avec sa mère ou conflictuelle avec son père» (sans que l’on sache précisément à quoi tout ceci renvoie)… sont des exemples de ce qui s’éloigne très fortement du quasi mot-à-mot sur lequel nous avons à nous appuyer pour la construction de nos hypothèses, en tentant de nous brancher sur les dires mêmes du sujet plutôt que sur nos approximations.

Et cette rigueur trouve comme moteur notre curiosité, pour chaque sujet, à l’endroit de ses difficultés, de ses impasses, de ses impossibles, tout comme de ses solutions et de ses inventions. Nous l’écoutons donc dans ce qu’il a à nous dire, quel qu’en soit le contenu. Et bien souvent, ce qu’il a à nous dire a à voir avec son histoire, son parcours de vie, ses relations, mais aussi avec son quotidien –la pragmatique de son quotidien: ses rencontres, les bonnes et les mauvaises; ce qui l’intéresse ou ce qui le mobilise; ou au contraire ce qui lui est impossible… bref, un ensemble de structures dynamiques qui nous permettent de saisir ce qui constitue pour lui ses diverses formes et ses diverses modalités de rapport à l’autre et de rapport au corps.

Vers des «inventions praticables»

La ligne directrice, sur le plan de l’accompagnement, n’est bien sûr pas celle de la normalisation, de l’adhésion au discours commun ou à nos conceptions de la normalité ou de la santé psychique ou psychosociale. La ligne directrice est d’abord celle d’une prise d’acte de la parole du sujet, et d’un accueil de ce qui constitue son style propre –c’est-à-dire, finalement, la façon dont il traite ses encombrements les plus intimes.

Et là, nous sommes directement convoqués du côté de l’invention et de la souplesse. Car, dans ce contexte, il ne s’agit pas d’imposer notre cadre de travail, mais plutôt de s’en servir ou de le construire pour soutenir le sujet –et parfois avec beaucoup de souplesse, mais souvent aussi, bien sûr, de surprises. Dans bien des cas, cela semble ouvrir des portes vers des inventions praticables, c’est-à-dire compatibles avec le lien social et en résonnance avec la vie –dans tous les contextes d’ailleurs, y compris en fin de vie ou plus spécifiquement dans l’accompagnement d’une demande d’euthanasie, car le choix de mourir dans la dignité est aussi en résonnance avec la vie.