Espace de libertés – Avril 2016

«Sociorama», les traits tirés de la sociologie


Entretien

L’entretien d’Olivier Bailly avec Lisa Mandel

Lisa Mandel est auteure de BD. Invitée à un colloque de sociologie sur la bande dessinée, elle se rend compte des points communs des uns et des autres. Et de la rencontre entre les deux univers naît «Sociorama»: cette collection logée chez Casterman accueille des œuvres hybrides, une transformation d’études sociologiques en récit. La traduction du réel en fiction.

Espace de Libertés: Si vous êtes impliquée dans «Sociorama», c’est un peu grâce à vos parents…

Lisa Mandel: Oui. Ils étaient infirmiers dans un hôpital psychiatrique. J’ai réalisé une BD sur leur carrière, de la fin des années 60 jusque l’an 2000 (1). En rencontrant des sociologues, j’ai réalisé à quel point l’objet de leurs enquêtes était passionnant mais réservé à un public initié. Et je me suis dit: «Quoi de mieux que la BD pour rendre accessible des problématiques sociologiques?»

Tâche ardue?

On a décidé de ne pas retranscrire les études, mais de les transposer dans des fictions qui soient justes au niveau sociologique, qui aillent puiser leur documentation et leurs ingrédients dans les enquêtes. Après, l’auteur en tire une histoire que l’on a envie de suivre. On a voulu éviter de prendre le lecteur par la main, de lui enseigner la vie.

C’est assez déstabilisant, cette fiction qui parle du réel. Que croire?

Tout ce qui se passe dans le bouquin est vrai. Le récit est une recette originale avec les seuls ingrédients de l’enquête. Les personnages sont réels, parfois mixés avec d’autres, mais tout ce qui est rapporté est conforme à la réalité constatée par le sociologue. Après, les auteurs réagencent le récit, le découpent pour rendre l’histoire plus fluide. C’est notre patte, mais les propos sont authentiques.

Vous n’avez pas eu envie de mieux baliser cette approche du réel dans la collection? Il y a le titre «Sociorama», un bref texte qui explique que le récit est sur base sociologique, mais on peut lire les histoires sans percevoir la force du réel.

C’est voulu. On peut lire la BD indépendamment de l’enquête. Trouver du plaisir sans savoir que c’est une étude sociologique.

Réduire 300 pages à une BD, cela a été facile à accepter pour les chercheurs?

Le sociologue est partie prenante du processus. Après lecture par l’auteur, un synopsis se dégage et le chercheur le valide ou le corrige. Le tout en accord avec Yasmine Bouagga, la codirectrice de collection. Une fois tout le monde d’accord, l’auteur part sur un story-board et une histoire de 100 pages. Elle est relue par le sociologue et un comité scientifique. Une deuxième version est finalisée en tenant compte des retours. Le sociologue est donc là à beaucoup de moments clés. Les dessinateurs, eux, doivent être des auteurs complets. À la fois scénaristes et dessinateurs. Ils recréent une histoire à partir d’un matériel pré-existant. La BD est le reflet de la thèse du sociologue, elle embrasse son point de vue. On ne glisse pas nos propres anecdotes. On ne se sert que du travail du sociologue. Ceci étant dit, on évite le jargon scientifique, via des récits de vie.

Cela implique d’abandonner des pans entiers de l’étude, non?

Oui, pour le porno par exemple, j’ai survolé la question des réalisateurs. Et j’ai retiré l’introduction historique. Cela n’a pas gêné le sociologue. Il sait qu’on donne une deuxième vie à son projet. Mais si Mathieu Trachman (l’auteur de l’enquête, NDA) m’avait dit que son prologue était important pour lui, j’aurais adapté le récit. Il m’a demandé, par exemple, de présenter le côté «appropriation des débutantes». Je fais tout pour que le sociologue ne soit pas frustré.

En sociologie, le regard est analytique. Dans les deux albums déjà publiés, on retrouve cette absence de morale. Mais on la frôle. Dans le porno, l’actrice quitte le milieu. Dans l’intérim, le travailleur fidèle se fait jeter.

Mais c’est la réalité. Dans le porno, les carrières durent un an ou deux. Le milieu joue sur l’accumulation des débutantes et très vite, elles deviennent has been. Cette fille qui sort du porno incarne la réalité de la plupart des filles. La BD termine sur le témoignage d’une femme repris de l’étude. Elle est reconnue dans la rue, et assume. Pour l’intérim, c’est aussi un constat: celui qui finit par en pâtir, c’est l’ouvrier.

Avec une figure marquante, caricaturale, les employés du bureau d’intérim sont présentés quasi comme des négriers.

L’enquête est très documentée. Elle ne provient pas de n’importe qui. Ce sont de chercheurs qui mettent leur carrière en jeu. Je leur fais confiance pour être dans l’objectivité.

Sur le porno, vous étiez au dessin. En étant femme, cela a-t-il été difficile de ne pas exprimer votre position?

Je me suis appliquée à faire en sorte que les femmes aient de la personnalité. Je n’ai pas de problème à mettre mon avis de côté pour m’effacer au profit du sociologue. Après, ces thèses ne sont pas choquantes par rapport à mon idéologie. Si je devais me retrouver avec une vision très religieuse ou des opinions contraires à mes positions, j’aurais sans doute beaucoup plus de mal.

Qui choisit les enquêtes?

Les sociologues cherchent les sujets, moi les auteurs. Eux choisissent en fonction de la faisabilité des enquêtes. Elles ne peuvent pas être trop théoriques. Il nous faut beaucoup de terrain et on s’est ajouté la contrainte du «ici et maintenant». Les enquêtes doivent avoir un lien avec la France et se dérouler à l’époque contemporaine.

Pas de statistiques, alors?

On laisse à d’autres la possibilité de faire de la BD didactique. «Sociorama» ne s’inscrit pas dans la BD pédagogique, dans la pure vulgarisation, dans les encarts explicatifs. Avec nous, les gens apprennent, s’immergent dans un récit comme le sociologue s’est immergé dans le milieu.

Le sociologue a un regard sur le choix de l’auteur, sur son trait?

Graphiquement, chaque auteur fait ce qu’il veut. Mais il faut tendre vers un dialogue, les retours sont pertinents. Là où cela devient délicat, c’est la confrontation des limites de chacun: quand arrête-t-on de rendre le projet perfectible? Le sociologue voudra toujours corriger un détail, repenser un propos, mais le dessinateur qui a déjà refait 20 fois sa planche doit pouvoir y mettre un terme. Ce n’est pas une enquête sociologique, c’est une BD. Il faut prendre en compte des délais et aussi l’aspect financier. Avec cette logique très basique de rémunération: le sociologue est employé tandis que nous, à un moment, on a juste plus d’argent, on n’a plus de temps.

Les sociologues interviennent tout de même sur le dessin?

Oui. Sur les vêtements, sur le fait que tel personnage ne peut pas discuter avec tel autre parce qu’ils ne s’adresseraient pas la parole dans la «vraie vie». Ils n’interviennent pas artistiquement, sur le cadrage, le trait, mais peuvent pointer du doigt les incohérences du récit.

L’approche sociologique «Sociorama» manquait-elle dans l’univers BD, entre BD reportage (Joe Sacco, Étienne Davodeau, la Revue dessinée…) et BD fiction?

La BD reportage c’est ultra dans le vent. Moi, ce que j’aime dans la sociologie, c’est qu’elle prend le temps. Les enquêtes qui en résultent sont beaucoup plus approfondies. Les reportages BD sont formidables mais avec la sociologie, il y a suffisamment de matières pour pouvoir créer de la fiction et être crédible. On a peu de chance d’être à côté de la plaque tant le sociologue connaît le milieu par cœur. C’est précieux. C’est du reportage avec plus de densité. Je ne sais pas si cela manquait, mais c’est bien que cela existe.

 


(1HP. L’Asile d’aliénés (tome 1, 2009, 88 p.) et HP: Crazy Seventies (tome 2, 2013, 96 p.), Paris, L’Association.