«À peine j’ouvre les yeux» est un film plein d’énergie et de fureur qui restitue parfaitement le climat politique de la Tunisie à la veille de la révolution du jasmin. Et clame l’envie de la jeunesse de vivre en dehors des carcans. Fort, touchant et percutant.
Tunis, été 2010, quelques mois avant la révolution. Farah, 18 ans, a tout pour elle: belle comme le jour, tout juste bachelière, elle chante comme elle respire dans un groupe rock engagé. Sa mère s’inquiète: elle sait combien il est dangereux, dans un État policier, d’être une fille affranchie qui refuse de se taire… Non, il n’y a pas d’islamistes ou d’apprenti-terroristes dans À peine j’ouvre les yeux! Leyla Bouzid y filme surtout le premier baiser, la première nuit d’amour, la sensualité et la musique… comme autant de formes de résistance. Et ça fait un bien fou!
«Musique du diable» et gueule d’ange
Gracieux coup de poing que ce premier long-métrage de Leyla Bouzid qui combine ardeur politique et qualités musicales, puisque les scènes de concert du groupe sont électrisantes. À travers le portrait de cette insoumise, ce teen movie d’émancipation exprime, aussi, la soif de liberté de toute une génération. Une génération qu’elle incarne, mais qui n’est pas non plus son calque parfait. «L’histoire du film n’est pas autobiographique, même s’il y a quelques situations que j’ai vécues», explique la réalisatrice tunisienne. «Comme celle de découvrir qu’un ami proche, qui fréquentait le même club de cinéma que moi, était un indic de la police. J’ai réalisé à ce moment là à quel point nous étions encerclés, que l’on ne pouvait se fier à rien ni personne. En ce qui concerne Farah, elle est plus impulsive et spontanée que moi. Je n’aurais jamais été capable d’aller aussi loin qu’elle.» Pour son premier rôle à l’écran, Farah, alias Baya Medhaffar au civil, dégage la beauté d’une Sophie Marceau de «La Boum orientale» et la rage, sur scène, d’une Joan Jett (qui a notamment repris, avec The Blackhearts, I love Rock’n’Roll en 1982, NDLR) des bords de la Méditerranée. Sa mère, qui lui interdit de chanter, est formidablement incarnée, et c’est piquant, par… la chanteuse tunisienne Ghalia Benali.
Le temps maudit de Ben Ali
«J’avais envie, du haut de mes 30 ans, d’être un porte-parole d’une génération qui n’est pas très représentée. Mais qui, pourtant, canalise l’énergie de tout ce qui s’est passé historiquement dans les pays arabes. Au moment de la révolution tunisienne de 2010, j’étais à l’école de cinéma. Plein de gens tournaient des documentaires, des reportages. Et moi, ma première envie, c’était d’enfin pouvoir situer une histoire dans la période de Ben Ali, de décrire l’atmosphère, la paranoïa des Tunisiens», reprend Leyla Bouzid. La cinéaste a voulu insuffler l’énergie de la jeunesse et de la révolte dans son film. «Une énergie proche de celle que l’on trouve dans Head-On de Fatih Akin. J’ai donc tourné uniquement en décors naturels. Avec, en guise de figurants, les vrais clients d’un bar ou d’une gare routière. J’ai aussi conservé certaines scènes chantées –rock, rap– dans leur intégralité. La fureur qui s’en dégageait importait plus que la justesse ou le timing de la séquence.»
Un sacré palmarès
Avec ce film qui a raflé des prix dans une série impressionnante de festivals –à Venise, Saint-Jean-de-Luz et La Baule notamment, mais aussi en Tunisie où il est sur les écrans depuis janvier, signe que les choses changent quand même doucement–, la jeune cinéaste marche, la tête haute et les yeux grands ouverts, sur les traces de son père: un certain Nouri Bouzid, réalisateur de L’homme de cendres (1986), censuré un temps dans son pays avant d’y rencontrer un large succès.
Leyla reprend: «Je suis contente que le film revendique une liberté de faire de la musique, d’en écouter et de vivre librement, et puisse se poser en réponse immédiate à ce que l’on a subi en Tunisie. Même dans l’intime, on peut toucher au politique», estime-t-elle. «Loin de moi, toutefois, l’idée de ne tourner que des fictions politiques. Je ne suis aucun plan de carrière. Être cinéaste, c’est savoir se renouveler, préserver le désir. Comme Bergman ou Kurosawa, des maîtres dont j’espère modestement pouvoir un jour arriver à la cheville», lance-t-elle des étoiles plein les yeux mais les pieds bien sur terre.