La laïcité multiplie les approches et les interprétations. L’extrême gauche a les siennes. En voici un inventaire impressionniste.
En janvier dernier, un an après avoir accusé la gauche d’avoir lâché la laïcité par crainte d’être taxée d’islamophobe, Élisabeth Badinter a rectifié quelque peu le tir sur les ondes de France Inter. Son plaidoyer comportait cette fois une part de gratitude: «C’est affreux à dire, affirmait la philosophe en référence aux attentats parisiens, les événements de novembre ont donné au peuple français une espèce de retour à l’importance de la laïcité.»
En un an, à suivre Élisabeth Badinter, la France venait de retrouver le droit chemin, même s’il lui fallait encore effectuer quelques réglages de boussole: «Il faut s’accrocher et il ne faut pas avoir peur de se faire traiter d’islamophobe, qui a été pendant pas mal d’années le stop absolu, l’interdiction de parler et presque la suspicion sur la laïcité.» L’allusion à l’OPA lancée par l’extrême droite sur une certaine approche de la laïcité était claire: «Marine Le Pen, estimait Élisabeth Badinter, a été très maligne et je pense que la gauche ne l’a pas été du tout, pour des raisons probablement idéologiques […] C’est vrai que c’est gênant. Pour autant, il n’y a pas de raison de se taire et de changer de discours.»
Un lien de causalité qui dérange
Défendre la laïcité en prenant le risque d’être taxé d’islamophobe n’est effectivement pas anodin. La marge de manœuvre est étroite. Entre 2010 et 2015, les discriminations liées aux convictions religieuses et philosophiques en Belgique ont par exemple augmenté de 75 %, l’énorme majorité concernant les musulmans. C’est ce qu’a révélé en février le Centre interfédéral pour l’égalité des chances (UNIA).
Défendre la laïcité en prenant le risque d’être taxé d’islamophobe n’est effectivement pas anodin.
Si cette réalité s’impose à la gauche, elle vaut aussi pour l’extrême gauche. En janvier dernier, alors que les principaux partis francophones se prononçaient sur l’opportunité de rebattre les cartes autour de la laïcité/neutralité et de la Constitution, Le Vif/L’Express ouvrait ses colonnes au PTB. Raoul Hedebouw, son ténor, s’étonnait «très fort du timing du débat». «La simultanéité entre le phénomène terroriste et la problématique de la laïcité en Belgique impliquerait une causalité, et je ne suis pas d’accord avec cette analyse», assénait-il. Pour Raoul Hedebouw, il n’y a aucun doute: «Cette simultanéité joue le jeu des extrémistes, djihadistes, salafistes ou de droite, qui voudraient se focaliser sur l’ensemble d’une communauté par rapport au terrorisme.» Pour lui, «derrière le débat de la laïcité, on vise une seule religion, qui est l’islam. Et c’est ça le problème.»
Aux origines de l’ « islamo-gauchisme »
À rebours, ce type de réflexion a valu à l’extrême gauche d’être qualifiée d’islamo-gauchiste ces dernières années, notamment en raison du soutien apporté à la cause palestinienne. Acte religieux? Pas du tout, expliquait le politologue français Laurent Bouvet au Figaro, qui s’inquiétait des relations entretenues par le Nouveau Parti anticapitaliste (NPA) avec le Hamas. «Les ressorts de ce combat commun renvoient, d’une part, à l’inscription historique de la lutte révolutionnaire dans l’internationalisme puis le tiers-mondisme et, d’autre part, au fait que les Palestiniens ont été érigés en symbole de la cause anticolonialiste et des nouveaux “damnés de la terre”. Notamment à partir des années 70 lorsque la défense des “minorités” sur une base identitaire et culturelle (Noirs américains, femmes, homos…) est devenue une nouvelle manière de défendre les opprimés, à côté de celle, traditionnelle, de la lutte des classes.» Quarante ans plus tard, alors que le conflit israélo-palestinien n’est pas réglé, «l’attachement à la cause palestinienne dans l’extrême gauche est toujours très fort…»
La gauche et l’extrême gauche s’activent chacune à leur manière à arracher la laïcité des mains de l’extrême droite.
La spécificité palestinienne mise entre parenthèses, la gauche et l’extrême gauche s’activent chacune à leur manière à arracher la laïcité des mains de l’extrême droite. D’où des positions tranchées par rapport à certaines conceptions de l’islam. En se lançant en février dans la course à la présidentielle, le cofondateur du Parti de gauche Jean-Luc Mélenchon a fustigé les «communautarismes, tous les communautarismes». «Tous les communautarismes, vous m’avez compris, même à demi-mot», a-t-il répété, en se posant en défenseur de la laïcité. Il a cherché au passage à déboulonner Marine Le Pen du socle de la laïcité.
D’un extrême à l’autre
Combattre le racisme tient autrement lieu de priorité pour un Pierre Dharréville, membre de l’exécutif national du PCF, furieux lorsqu’il entend dire qu’il ne faut pas craindre de «passer pour islamophobe» pourvu que la laïcité soit préservée: «La gauche décomplexée n’a pas perdu que ses complexes…, écrit-il à l’adresse d’Élisabeth Badinter. Comment peut-on dédramatiser et banaliser un phénomène de nature raciste qui n’en finit pas de grimper dans la société? Comment peut-on s’autoriser à y prêter le flanc, voire y inciter? On ne saurait être laïque et islamophobe». Le communiste français formule ainsi sa vision de la laïcité: «Elle ne revient pas à proscrire l’expression de convictions religieuses dans l’espace public. C’est un contresens, hélas, extrêmement répandu. Jouant de ce contresens, l’extrême droite a tenté de faire croire à sa compatibilité républicaine, et de légitimer un racisme refondé sur la base des convictions religieuses – en l’occurrence musulmanes…»
Extrême gauche et laïcité? La donne islamique a influé ici aussi sur les attitudes et les débats. Mais à vrai dire, on s’y perd parfois un peu. Les cartes sont décidément brouillées. En témoigne par exemple le soutien apporté en 2015 par Marine Le Pen au Grec Aléxis Tsípras, le leader de la coalition de la gauche radicale Syriza, lâché par l’Église orthodoxe dans son combat contre l’Europe de Bruxelles.
En Espagne, chez Podemos, la lutte en faveur de la laïcité peut se colorer d’un anticléricalisme digne du XIXe siècle. Ainsi, Pablo Echenique-Robba, son président, a exigé que la cathédrale Saint-Pierre de Jaca devienne «bien public». Ce qui a fait dire à ses contempteurs qu’une laïcité «agressive» est portée par l’extrême gauche en Espagne à la faveur du sentiment anti-européen. Podemos s’en défend au nom de la «justice». Ce n’est pas la première fois que les tenants de la laïcité en Espagne s’en prennent à un tel édifice religieux: la cathédrale de Cordoue –la «mosquée-cathédrale»– fait régulièrement polémique, d’aucuns voulant la «rendre» aux musulmans.