Depuis 2008, Picardie Laïque travaille avec les personnes en situation de précarité et de dénuement parfois extrême à La Louvière. En douze années, la prise en charge de ces personnes – sans domicile fixe, sans papiers, migrantes – est devenue de plus en plus complexe à gérer, car cette gestion est induite par une détérioration protéiforme du contexte sociétal : les problématiques psychosociales se cumulent, s’alimentent pernicieusement et enferment les personnes en errance dans un désespoir laissant peu de place aux perspectives fécondes.
Notre approche singulière en matière d’assistance morale et d’émergence du sujet au travers d’un processus d’émancipation individuelle et collective s’arc-boutant sur les principes méthodologiques de l’éducation permanente et populaire, afin de garantir les droits culturels, sociaux et démocratiques des personnes est essentielle au sein de notre Réseau laïque de solidarité. Tendre vers l’autonomisation, la dignité restituée, la symbolisation du vécu et le pouvoir d’agir des personnes reste notre but. Mais force est de constater que cette volonté émancipatrice s’avère compliquée à mettre en œuvre.
De fait, en seulement quelques années, la situation s’est détériorée face aux détresses sociales hétérogènes et psychiques profondes rencontrées sur le terrain. Ceci favorisant l’augmentation du délabrement ontologique devenu inintelligemment réparable, et qui oblige les acteurs de première ligne à s’adapter en permanence. Devant cette conjoncture, un investissement curatif prégnant est réalisé par mes collègues, afin d’être dans le care, mais aussi dans l’écoute empathique fondamentale envers des personnes souvent abîmées par les conditions accablantes de leur existence et les morsures de l’indigence. Ces dernières étant généralement intensifiées par les violences institutionnelles explicites et implicites vécues par de nombreuses personnes immergées dans la pauvreté et la compilation des difficultés psychosociales.
Nonobstant cet implacable empirement de la situation, la crise sanitaire a placé en lumière une réalité que nous connaissons malheureusement déjà trop bien dans notre secteur d’intervention à bas seuil, à savoir un accroissement aggravé du sans-abrisme avec des personnes de plus en plus jeunes qui se retrouvent très vite à la rue. Durant cette période, où nous avons dû participer collectivement avec d’autres partenaires à la gestion d’un centre de crise spécifiquement installé dans une salle omnisports, les tensions endogènes et exogènes se sont intensifiées entre les personnes car le momentum anxiogène du confinement a littéralement coupé les habitudes stabilisatrices auxquelles ces personnes vulnérables se réfèrent au travers des pérégrinations régulières au sein de la ville et des différents services existants. Cette adaptation soudaine imposée par la propagation virale a déstabilisé les principes régulateurs inhérents au contexte de la rue autour duquel se greffent plusieurs acteurs sociaux pluridisciplinaires. C’est d’ailleurs ce qui peut paraître saugrenu pour les non-praticiens du secteur, mais qui pour les acteurs de première ligne confine à l’évidence, à savoir que les habitudes en rue peuvent aussi stabiliser psychiquement.
Avoir un logement ne résout pas tout
En outre, si la remise en logement reste une priorité pour les acteurs du secteur, il faut également savoir que cette piste ne convient pas à la globalité du public que nous gérons au quotidien. Il ne s’agit pas de laisser indéfiniment les personnes à la rue, mais de comprendre que le logement n’est pas la panacée exclusive pour des personnes extrêmement fragiles sur les plans social, mental et socio-affectif. La légitimité en rue de certaines personnes immergées dans le sans-abrisme – surtout chez les plus jeunes dont la consommation de produits psychotropes et d’alcool est importante – demeure une manière de garder du lien et « de faire – malgré tout – société » au sein d’un microcosme humanisant. L’isolement en logement, s’il est prématuré, pourrait s’avérer contre-productif, voire destructeur, pour l’émancipation de la personne et son équilibre psychologique.
La rue, un choix qui se respecte
Chaque cas étant spécifique et singulier, ce sont donc bien mes collègues du terrain – ces experts généralistes du milieu – qui sont les mieux placés pour accompagner chaque personne, en respectant sa volonté : celle de s’extraire de la rue par les solutions protéiformes de logement ou de continuer la stabilisation de la personne dans l’instabilité de l’errance. Cela n’a rien d’antinomique, mais cette approche en matière de liberté individuellement garantie, de temporalité adaptée et d’espace relationnel intime vidé de la tyrannie du résultat, permet un travail psychosocial et d’assistance morale en phase avec chaque réalité existentielle rencontrée et chaque besoin humain circonscrit. Ceci dans le but de respecter la dignité de la personne, son libre arbitre et sa capacité à analyser les enjeux de sa propre destinée sans la contrainte de l’imposition descendante. C’est aussi pour cela que nous sommes opposés à toute forme de contractualisation s’inscrivant dans une logique d’activation ou d’orientation forcée des personnes. À notre niveau, nous tentons d’abord de rassurer de déculpabiliser, d’écouter, de conseiller au besoin, tout en respectant les choix personnels. Et ce, en rehaussant la légitimité de leur existence au monde qui ne se réduit en rien au fait que, temporairement, ces personnes se retrouvent dans la situation qui est la leur.
À l’écoute des besoins
Il s’agit donc de faire alliance avec les personnes que nous accueillons et que nous aidons au quotidien dans nos différents dispositifs, pour « être avec » elles, dans une posture d’égal à égal, afin de converger vers le besoin d’être au plus près de ces personnes souvent fragilisées, voire méprisées par un système dual. Car elles nous sollicitent avec l’espoir d’une attention humaine et solidaire qui ne les laissera pas tomber dans l’oubli ni dans le désespoir. C’est en substance toute l’horreur de la pauvreté sur laquelle il convient de s’insurger parce que cela participe à la violation imminente des droits fondamentaux inscrits dans la Déclaration universelle des droits humains. Outre un travail d’assistance morale réalisé avec humanité, militance et bienveillance par mes collègues du jour et de la nuit, il y a également la volonté pour nous d’aiguiller les pouvoirs publics par une approche singulière non coercitive, et ce, dans une posture identifiant la misère comme inacceptable, qui rend à la pauvreté sa dimension du scandale. Que ce soit en matière d’accès périlleux au logement, d’inégalités sociales de santé, de privation de certains droits sociaux, culturels et démocratiques ou de dignité humaine écornée, les personnes que nous rencontrons et qui se posent chez nous relatent constamment ces diverses dépossessions des droits comme une atteinte à leur humanité et à leur existentialité. Car, en Belgique comme ailleurs dans le monde, accepter la pauvreté en tant que condition quasi naturelle d’une société inégalitaire et fractionnée, c’est aussi le stigmate coupable d’un système économique ultralibéral inopérant dans sa propension et son aptitude à enrayer ce paupérisme en continuelle propagation.
La pauvreté n’est pas une fatalité
En somme, c’est par la légitimité d’une pratique professionnelle au plus près des personnes accueillies que l’on témoigne et que l’on s’insurge de la dégradation significative des conditions de vie devenues totalement indécentes. Le détricotage progressif des filets de solidarité fait peu à peu passer les droits sociaux « acquis » pour des faveurs accordées à certains, en fonction d’un mérite et non plus d’un droit. Cette situation ouvre une voie royale au retour de la charité, qui consisterait dès lors à maintenir l’autre dans une position d’infériorité en lui donnant tout juste les moyens de sa survie, tout en conservant des rapports de domination envers une part de la population, alors privée de sa pleine citoyenneté et de ses droits politiques. C’est notamment par notre action solidaire au moyen d’une posture critique que nous refusons d’accepter la pauvreté et la misère dans lesquelles sont plongés de plus en plus de nos concitoyens, en agissant à leurs côtés, dans une perspective d’émancipation, de reconnaissance et d’émergence.
Enfin, il faut comprendre cette posture en tant que combat fondamental vers le refus sémantique de déterminer une personne comme « exclue » ou comme « pauvre ». Personne ne peut être défini comme « exclu » ou comme « pauvre » ! Il s’agit là d’une violence symbolique terrible et considérable de désigner une personne uniquement par son manque matériel ou comme étant potentiellement en dehors du corps social ; ce qui confine à un fourvoiement ontologique douteusement équivoque. En outre, le vocabulaire des tenants de l’économie de marché – et des institutions afférentes à la doxa néolibérale – à l’égard des personnes immergées dans la pauvreté instrumentalise un mépris des personnes les plus vulnérables confusément considérées par des termes dépréciatifs tels que : inadaptées, exclues, défavorisées, pauvres, malchanceuses, voire illégales dans le contexte migratoire. La posture que nous prenons converge donc vers une solidarité qui consolide l’alliance entre les acteurs du terrain et les personnes que nous accueillons au quotidien.