Dans « Ceci n’est pas qu’un tableau », le sociologue Bernard Lahire s’interroge sur le rôle de l’art à partir du destin contrarié d’un tableau de Nicolas Poussin, longtemps considéré comme une copie, avant d’être acquis, en 2008, pour… 17 millions d’euros. Un tour de passe-passe qui illustre comment le sacré – et les logiques de domination qui l’accompagnent – structure nos sociétés prétendument sécularisées.
C’est un passage célèbre des Évangiles : un ange visite Joseph en songe et lui intime de fuir en Égypte avec Marie et l’enfant Jésus, alors que Hérode, qui a appris la venue au monde du « roi des Juifs » à Bethléem, ordonne la mise à mort de tous les enfants de moins de 2 ans. Lorsque Nicolas Poussin (1594-1665) peint la Fuite en Égypte au voyageur couché en 1657, sur commande d’un soyeux lyonnais amateur d’art, il est un peintre reconnu, figure de proue du classicisme français. Mais le tableau prend à son tour la poudre d’escampette : disparu des radars pendant trois siècles, il refait surface dans les années 1980… en trois exemplaires. De batailles d’experts en laboratoires d’analyse, on croit voir la version autographe dans l’un puis dans l’autre jusqu’au dernier acte : en 2001, la cour d’appel de Paris tranche et désigne le tableau légitime (non sans que le doute demeure…). Déclaré « trésor national », la Fuite en Égypte au voyageur couché sera acquis par le Musée des beaux-arts de Lyon en 2008 pour la somme de 17 millions d’euros, à la suite d’une campagne de mécénat inédite.
L’expertise comme saint sacrement
Mais un tableau vaut-il jamais 17 millions d’euros ? C’est la question que pose Bernard Lahire, sociologue à l’ENS de Lyon, dans Ceci n’est pas qu’un tableau, un essai qui vient de paraître en poche à La Découverte. « Ce sont les mêmes mécanismes qui permettent de vendre aux enchères tel objet ayant appartenu à une actrice célèbre ou les manuscrits de tel auteur. Ce sont aussi les mécanismes qui expliquent le “prix” des joueurs de foot. Des mécanismes qui supposent un rapport de pouvoir. Pour ce tableau, on va dire “c’est un Nicolas Poussin, donc ça les vaut”, sans se rendre compte que cet intérêt n’est que le produit d’une longue histoire. » Ainsi, si cette toile est considérée comme un chef-d’œuvre, c’est parce que Nicolas Poussin est considéré comme un maître ; s’il est considéré comme un maître, c’est parce qu’il est considéré comme un artiste ; s’il est considéré comme un artiste, c’est parce que la Renaissance a fait émerger la figure de l’artiste, qui autrefois ne se distinguait pas de l’artisan. Par cette régression historique, Bernard Lahire expose les conditions de possibilité d’une telle reconnaissance – et, par conséquent, celles de notre émotion et même de notre dévotion : « L’engouement pour certaines œuvres d’art évoque le culte des reliques, quand de simples ossements étaient capables d’attirer un grand nombre de visiteurs. »
Les pérégrinations de « La Fuite en Égypte du voyageur couché » soulèvent la question des formes de domination qui se cachent derrière l’admiration des œuvres. © Jean-Philippe Ksiazek/AFP
Non seulement l’art serait sacralisé comme au Moyen Âge les tibias d’un grand saint, mais cette sacralité s’adosserait désormais à la science, à la preuve, au tribunal. Comme si le désir de croire ne pouvait plus exister qu’en se greffant à la loi du marché, au prestige de l’expert, à l’illusion de la rationalité. « Nous avons arrêté d’essayer de prouver l’existence de Dieu, mais on essaie toujours de prouver l’existence d’objets artistiques. Or, une fois qu’un objet est légitimé, un phénomène de magie s’opère. » Autrement dit, le monde contemporain ne serait pas désenchanté, comme on se plaît à le dire, mais enchanté de son propre désenchantement : « Je ne peux croire à ce tableau que si d’autres y croient pour moi, que des garanties me sont données. »
Sortir de l’art
La magie qui fait passer un même objet du statut de copie à celui de chef-d’œuvre repose, souligne Bernard Lahire, sur des logiques de domination. On se soumet à l’avis de l’expert, on se sent « tout petit » face à l’œuvre. Sans même parler du malaise que certains éprouvent dès qu’ils franchissent la porte d’un musée et qu’aucune gratuité ne résout. Faut-il pour autant cesser d’admirer ? « Il y a dans l’admiration quelque chose qui suscite le désir, qui soutient un effort, ce qu’on pourrait définir comme un pôle positif. Et en même temps, s’en tenir là serait une vision très naïve. La domination, au sens le plus technique du terme, est l’autre face, inséparable, de l’admiration, de l’élévation. Sans cela, on ne parlerait pas de bas et de haut, de petit et de grand, de simple croûte et de chef-d’œuvre. » Ces hiérarchies, bien des artistes ont rêvé, non sans ambivalences, de s’en extraire. En 1968, dans Asphyxiante culture, le peintre Dubuffet poussait très loin cette réflexion : « Mais faut-il regarder les œuvres d’art ? N’est-ce pas justement de tenir l’œuvre d’art pour chose à regarder – au lieu de chose à vivre et à faire – qui est le propre et la constante de la position culturelle ? » Dubuffet rêve alors d’une cité idéale où l’art serait partout et nulle part, où la scène se confondrait avec la salle. Une utopie qui finira… en musées d’art brut.
De même, quand Banksy, star du marché, s’installe dans un stand à côté de Central Park et vend ses toiles pour 60 dollars à des passants ingénus, le geste prétendument critique renforce mécaniquement sa cote, sa notoriété, dans une indécente quadrature du cercle. « L’artiste ressemble à un animal se cognant la tête contre les barreaux de sa propre cage », commente Bernard Lahire. Tout se passe comme si Duchamp, avec son urinoir, avait signé l’impossibilité d’une nouvelle rupture de l’art avec lui-même. « Mon hypothèse est que l’art, au même titre que les autres domaines, est pris dans des rapports de domination et que tant qu’ils auront cours, il n’y aura plus de rupture possible. Si on voulait faire une expérience sociologique, comme le font les physiciens pour la physique, il faudrait imaginer une société non verticale, sans État, sans grandes et petites écoles, sans riches et sans pauvres, et voir ce que cela fait à l’art. Car tant que ces structures existent, les artistes – même s’ils ont un rapport critique, subversif au pouvoir – demeurent le produit de cette hiérarchisation. »
Il est plus que jamais dans l’air du temps de considérer que l’art est vital, nécessaire, salvateur. Que les pouvoirs publics doivent soutenir les artistes par des statuts, des subsides et divers adoubements. Méfions-nous, suggère Bernard Lahire, d’une vision lénifiante de la culture, des musées, de la littérature – remparts de pacotille contre une barbarie bien réelle. « Quand j’entends dire que la culture est émancipatrice ou que le livre est émancipateur, je trouve cela ahurissant : il y a aussi des livres dégoûtants, indéfendables… La culture n’a jamais protégé de l’horreur absolue. Les nazis écoutaient de la très bonne musique et mangeaient des choses exquises. » Dubuffet, lui, estimait que l’art reprendrait la « vie saine » quand il ne serait plus nommé, quand la « notion d’art » disparaîtrait. L’art sans le dire, plutôt que sans le faire.