Tout commence en 1968, autour d’un verre à la brasserie Verschueren, à Saint-Gilles. Quelques jeunes intellectuels, rêveurs et engagés, imaginent un projet fou. Un lieu d’accueil pour enfants a-scolaires qui allierait antipsychiatrie et pédagogie institutionnelle. Près de 50 ans plus tard, le Snark a survécu. Et c’est peu dire!
Fin octobre 2017, il pleut sur les terrils et les corons de La Louvière. Une route en cul-de-sac avec, au bout, une sorte de château perdu dans la brume: c’est le Snark (1), cette école pas comme les autres. Fabricio Sedda m’accueille chaleureusement. Il est directeur du service résidentiel pour jeunes. Il faut bien « me mettre dans une case, c’est l’administration qui le demande », précise-t-il non sans malice. Des élèves viennent m’embrasser, comme si j’étais membre de l’équipe, leur jeunesse interpelle.
Le Snark, en deux mots, c’est un centre psychothérapeutique et pédagogique, soit la combinaison d’un service résidentiel (SRJ) pour jeunes et d’une école (2): deux ASBL, deux directeurs, deux équipes qui accompagnent jour et nuit environ trente adolescent·e·s âgé·e·s de 12 ans à 16 ans, et en 1re, 2e ou 3e secondaires.
Résister à l’épreuve du temps
Le Snark fut créé le 1er septembre 1970, avec l’ambition de mixer institution d’accueil et école secondaire, psys et pédagogues, éducateurs et profs, en liant le tout par la gestion collective. Le rêve de ses créateurs, notamment Jean-Luc Outers qui en écrira le roman (3): construire un centre d’accueil pour adolescents, alternatif tant du point de vue pédagogique que psychiatrique… dans la foulée des Libres enfants de Summerhill, établissement anglais à la pédagogie d’inspiration libertaire.
La soif d’inventer et le refus des catégories sont alors absolus. Pourtant, il faudra bien rentrer dans certaines cases: ce sera celle de l’enseignement général « spécial » de type 3, celui destiné aux élèves présentant des troubles du comportement. Du « type 3 forme 4 », comme on dit dans le jargon scolaire, dédié à accueillir des jeunes aux profils très variés: troubles caractériels, névrotiques, prépsychotiques, autistiques, tous avec une intelligence dite « normale ». Et des anamnèses tout aussi variées: misère familiale et sociale, abandon, adoption, violences diverses, troubles psychiatriques.
Au Snark, un jeune n’égale pas un autre, l’accompagnement ne peut être qu’individualisé et les résultats non mesurables. Cela dit, la plupart retournent dans l’enseignement ordinaire ou s’orientent vers une formation professionnelle (via l’enseignement technique de qualification ou en centre d’éducation et de formation en alternance).
Que reste-t-il de la gestion collective?
Au départ, le Snark se voulait un projet révolutionnaire, totalement égalitaire, basé sur la gestion collective. Celle-ci reposant sur trois principes: une assemblée générale souveraine, l’égalité salariale et l’élection par l’AG des directeurs (un pour l’école et l’autre pour le SRJ) tous les 3 ans. En 2017, l’école est depuis longtemps sortie de la gestion collective et de la redistribution des salaires. Du côté du SRJ, on en a conservé quelques bribes : les assemblées générales du vendredi, la répartition égalitaire des tâches (tout le monde cuisine à tour de rôle, chacun peut être référent « jeune », les nuits sont assurées par tous) et la rotation du poste de direction (qui embarrasse bien l’administration).
L’école et le SRJ se sont peu à peu éloignés, mais se rassemblent toujours autour des jeunes. Pour la première fois, cette rentrée, un jeune du SRJ va à l’école à La Louvière. Il faut dire que beaucoup d’eau a coulé sous les ponts depuis 1968, la gestion collective a subi l’épreuve de la réalité, des conflits, de la rupture générationnelle entre fondateurs et jeunes recrues, des désillusions, de la violence de jeunes en détresse. Sans compter la violence institutionnelle ressentie à travers les nombreuses réformes de l’école qui ont contraint les enseignants à travailler dans un cadre de plus en plus étroit : référentiels, programmes, épreuves certificatives externes, inspection… La dimension psychothérapeutique s’est progressivement noyée dans ces missions scolaires précises. Du côté du SRJ, on a un peu plus de souplesse, mais le cadre est aussi devenu de plus en plus contraignant: l’AVIQ (4) et l’AFSCA (5) veillent au grain. Les chambres sont désormais munies d’alarmes et les jeunes ont leur plan de travail réservé en cuisine.
La question qui se pose aujourd’hui est: peut-on poursuivre une utopie de liberté dans un cadre de plus en plus contraint et en résistant à l’épreuve du temps? Il semble bien que oui! Le Snark, version 2017, en est la preuve.
(1) Le nom du projet vient du roman de Lewis Carroll, La Chasse au Snark, 1876.
(2) Le Snark est une école « libre non confessionnelle » affiliée à la Fédération des établissements libres subventionnés indépendants.
(3) Jean-Luc Outers, De jour comme de nuit, Arles, Actes Sud, 2013, 352 pages.
(4) Agence pour une vie de qualité, Région wallonne.
(5) Agence fédérale pour la sécurité de la chaîne alimentaire.