Espace de libertés – Décembre 2017

La libre circulation n’est pas une bonne idée! Rencontre avec Michel Foucher


Dossier

Spécialiste de la question des frontières, Michel Foucher (1) vient de publier un nouvel ouvrage dans lequel il épingle un certain retour des frontières, en guise de réaffirmation régalienne, dans un courant néonationaliste.


 

Espace de Libertés: On observe actuellement deux mouvements qui semblent contradictoires: l’érosion de l’État-nation et une volonté de construire des murs, donc davantage de frontières, de la part de plusieurs États. Comment l’expliquer?

Michel Foucher: N’exagérons pas l’importance des « murs ». Même aux États-Unis, la frontière américano-mexicaine reste la plus traversée légalement du monde, dans les deux sens, et la plus active : 48 postes-frontières, 189 millions de passagers, 42 millions de piétons, 11 millions de camions transportant des pièces détachées des industries d’assemblage dans le contexte d’une division du travail décidée par le traité de libre échange nord-américain. La rhétorique du « mur » chez Trump va de pair avec une volonté de réduire les déficits commerciaux des États-Unis, en oubliant que la moitié des marchandises qui entrent sont produites par des firmes américaines. Il n’y pas de « mur » stricto sensu en Europe, mais des clôtures sur certains segments dont le but est de freiner les migrations illégales face à des circonstances exceptionnelles. On observe plutôt un retour des frontières, qui n’avaient pas disparu, mais qui étaient devenues invisibles, dans l’espace Schengen. La raison en est l’émergence de menaces de nature régalienne.

Dans votre livre, vous parlez de la notion de néonationalisme : est-ce que ce concept marque le début d’une nouvelle ère ou s’agit-il uniquement de la tentation idéologique de certains groupes?

Nous avons bâti, avec Bertrand Badie, cette notion pour rendre compte de deux tendances lourdes: d’une part, l’affirmation nationale d’États qui tirent parti de la mondialisation sur le plan économique et transforment leurs ressources en ambition politique et géopolitique (la Chine par exemple). D’autre part, le retour des références identitaires face au risque d’érosion de l’État-nation du fait de l’interdépendance accrue de toutes les parties du monde, sur le plan économique mais surtout sur celui des représentations. L’angoisse est la matière première des réseaux sociaux. Le rappel des réalités nationales comme base de la décision démocratique est salutaire.

Le néonationalisme n’est-il pas surtout le reflet d’un repli sur soi et d’une hyper-focalisation sur l’identitaire. Ces deux paramètres allant de pair avec un désir de fermeture des frontières?

Oui à l’évidence. Un repli sur soi et sur des identités imaginées qui est illusoire. Les analystes de l’élection américaine pointent que la base électorale de Trump est d’abord celle des classes moyennes et populaires blanches, qui sont mal à l’aise face à l’attention prêtée par le parti démocrate aux différentes minorités et à la concurrence sur les emplois, en raison de la stratégie internationale des firmes américaines. Réduction des déficits commerciaux, priorité aux emplois nationaux, rhétorique de fermeture vont de pair. Le discours dur sur la frontière est une mise en scène. Le nouveau clivage politique oppose les forces d’ouverture et celles de fermeture, dans l’ensemble des démocraties occidentales. Mais ces dernières devraient être plus attentives aux difficultés des majorités qui se sentent, à tort ou à raison, négligées par la marche du monde et par les politiques en faveur des minorités (et des réfugiés).

Tout cela ne démontre-t-il pas également que l’Europe éprouve des difficultés à intégrer la mondialisation?

La mondialisation est un concept mal défini. Pour le géographe que je suis, il s’agit simplement d’envisager les réalités économiques et technologiques à l’échelle mondiale, et pas seulement européenne ou nationale. C’est une dimension spatiale supplémentaire, qui s’ajoute aux précédentes. Sur le plan économique, il s’agit d’un changement d’échelle des chaînes de production qui peuvent être organisées en fonction d’une géographie planétaire des coûts, du fait de la double révolution des containers et des technologies de communication à bas prix et des droits de douane abaissés. Les chaînes de valeur sont disposées à l’échelle mondiale. Il s’agit également de la mobilité des capitaux et des investissements, qui restent dominés par le dollar américain. De ce point de vue, l’Union européenne est un acteur majeur de la mondialisation. C’est le premier marché du monde. Mais cette réalité n’est pas assumée politiquement dans plusieurs pays, dont la France, qui se heurtent souvent à des États beaucoup plus libéraux (Pays-Bas, Allemagne, Suède). Au-delà, il s’agit de penser la nouvelle étape du projet de construction européenne à l’échelle du monde. Quels sont nos intérêts collectifs et les valeurs à porter face aux autres grands acteurs ? La construction européenne, rappelons-le, s’est toujours réalisée en réponse à un contexte géopolitique spécifique : reconstruction après 1945, réconciliation des adversaires, décolonisation (France, Portugal, Pays-Bas, Royaume-Uni), fin des régimes autoritaires (Espagne, Portugal, Grèce), échec de l’empire russo-soviétique. Donc par opportunité d’élargissement de l’expérience démocratique européenne.

Que pensez-vous de l’idée, certes à contre-courant, d’encourager davantage la libre circulation, notamment des migrants?

Je ne crois pas que ce soit une bonne idée, si l’on en juge par les résultats des élections dans plusieurs pays européens, notamment en Allemagne. Et la migration Sud-Nord s’encourage toute seule, si l’on peut dire, en raison de la connaissance plus grande des différences de niveau de vie et d’opportunités entre l’Europe et les régions du Maghreb et de l’Afrique de l’Ouest. C’est une forme de mondialisation par le bas. L’enjeu est d’abord d’organiser la mobilité, par des pactes de mobilité entre les États de départ et ceux d’arrivée. Et surtout bien comprendre que, et ceci vaut également dans les Balkans, désormais bien des citoyens préfèrent changer leur propre vie que celle de leur pays. A fortiori quand il leur paraît non réformable sur le plan politique, ils décident alors de partir vers d’autres horizons. La question est celle de la nature de la vie politique dans des États comme le Sénégal, la Guinée ou la Côte d’Ivoire, pays de départ, autant que ceux en crise.

 


(1) Michel Foucher est géographe, ancien ambassadeur, titulaire de la chaire de géopolitique appliquée au Collège d’études mondiales.