Espace de libertés – Décembre 2017

Les migrations, pensables sans ouverture des frontières?


Dossier

Peut-on penser les migrations sans l’ouverture des frontières? La réponse est double: “oui” et “non”. Parce que nous ne vivons pas sous un régime de fermeture complète, laquelle est sélective et comporte donc une part d’ouverture.

 


Les migrations constituent une réalité qui s’est accommodée d’un régime de fermeture plus ou moins sélectif des frontières, selon les moments, au gré de la volonté des États du Nord. Selon les dernières statistiques disponibles, 57 % des flux migratoires des années 2000-2013 sont, par exemple, orientés Sud-Sud, tandis que, dans les flux du Sud vers le Nord, la part des diplômé.e.s de l’enseignement supérieur a augmenté de 70 % au cours des dix dernières années. La hausse des mouvements Sud/Sud est, en grande partie sans doute, la contrepartie d’une fermeture amplifiée du Nord. Quant à l’élévation du taux des « cerveaux » du Sud autorisés à s’installer au Nord, elle confirme une domination très ancienne, en l’aggravant dans la mesure où il s’agit du prélèvement d’une ressource humaine plus stratégique et plus précieuse pour le développement du Sud que les prélèvements traditionnels. Eurostat nous apprend également que les ressortissant.e.s des pays tiers admis.e.s à s’installer dans l’UE sont très majoritairement originaires de pays à indice de développement humain (IDH) élevé (44,8 %) ou moyen (47,8 %), tandis que seulement 7,8 % proviennent de pays à IDH faible.

Visas: situation kafkaïenne

Du point de vue des États dominants, c’est tout bénéfice. Du point de vue des personnes migrantes exclues, c’est la parfaite injustice : déni de leur droit fondamental de circuler, sauf par des voies périlleuses, et avec la quasi-certitude de devenir au mieux des parias à destination, ce qui présente encore quelques avantages économiques pour les sociétés d’arrivée (comment dire « d’accueil » ?).

L’obligation de visa, qui est l’un des principaux outils de cette sélection socialement discriminatoire, continue, en dépit de son encadrement par quelques règles, à reposer sur l’arbitraire. Pour les plus précaires, les moins scolarisés ou les plus en danger, l’exigence d’un passeport peut être insurmontable. Dans l’hypothèse où cet obstacle serait franchi, le suivant intervient aussitôt, sous forme de procédure toujours plus complexe et onéreuse de demande de visa à des consulats inaccessibles qui imposent de façon croissante l’usage de l’ordinateur. Nouvelle sélection à caractère purement social, sans aucun recours juridictionnel possible puisqu’elle a réussi à interdire la demande.

Les personnes exposées à des risques de persécutions sont les seules qu’on ne peut pas punir pour avoir franchi les frontières d’un État sans autorisation (art. 33 de la convention de Genève) pour peu qu’elles sollicitent une protection à leur arrivée. Mais, sauf les nationalités dispensées de visa, évidemment rarement victimes de persécutions, l’accès à un avion nécessite l’obtention d’un visa, même pour les Syriens ou les Irakiens aujourd’hui. Et voilà comment, là encore, l’obligation d’autorisation d’entrée lamine le droit bien sûr sacré de fuir des menaces.

Liberté de circulation pour plus de justice

Il n’y a aucune chance pour que l’ouverture des frontières se solde par un hol-up du marché du travail par les migrant-e-s.

Il n’existe pas de bonne fermeture des frontières, fût-elle partielle, parce qu’elle viole nécessairement les droits individuels les plus fondamentaux. Ce n’est pas son seul travers. On nous affirme que, notamment dans une période de crise économique, l’ouverture des frontières mettrait à mal ici, dans la partie prospère du monde, le marché du travail et tous les dispositifs de protection sociale. Il est absolument évident que cette ouverture les perturberait. Mais on ne voit pas bien pourquoi la loi du marché qui, pour les libéraux, permet d’équilibrer l’offre et la demande, échouerait devant la liberté de circuler. Surtout si –ce qui n’est pas libéral– nos États récupéraient à cette occasion les pouvoirs de contrôle dont ils se dessaisissent, notamment sur l’emploi illégal et le travail au noir.

À plus long terme, en visant à pérenniser nos privilèges, la fermeture des frontières préserve surtout les conditions qui font des inégalités une donnée structurelle de l’état du monde, avec son cortège de catastrophes permanentes, par exemple le fait qu’il y ait encore, sur notre planète, 805 millions de personnes qui souffrent de malnutrition chronique et 2 milliards de ce que les spécialistes appellent la « faim cachée ».

Sans parler du sida contre lequel les trithérapies sont devenues disponibles en 1996. Mais pas pour tout le monde, notamment sur le continent africain. Pour prendre l’exemple des 20 millions de séropositifs africains, il est clair que si un mouvement fort d’exigence en leur faveur d’un droit d’installation en Occident faisait irruption sur la scène publique, les États chercheraient sans doute avec plus de détermination les moyens de permettre à l’Afrique de bénéficier des trithérapies.

Que croyez-vous qu’il arriverait si la liberté de circulation devenait un droit absolu ? Contre les épidémies comme contre les principales injustices qui expliquent l’essentiel des mouvements migratoires, la communauté internationale ferait enfin de la prévention. Au lieu de se murer dans une protection défensive qui laisse en l’état les inégalités, elle mettrait en place des mécanismes correcteurs. Au lieu de multiplier les remèdes contre les effets migratoires inhérents à l’injustice, elle se lancerait dans des politiques offensives d’équilibrage.

S’attaquer aux causes

Pour les plus précaires, les moins scolarisés ou les plus en danger, l’exigence d’un passeport peut être insurmontable.

Même si toute la « misère du monde » ne se précipiterait pas dans les pays dominants en cas d’ouverture, il y a fort à parier qu’ils enregistreraient cependant une pression migratoire plus forte. Mais il n’y a aucune chance que l’ouverture des frontières se solde par un hold-up du marché du travail par les migrant·e·s ou par l’effondrement de la protection sociale. L’ouverture pousserait les États à défendre l’un et l’autre, en s’attaquant aux causes structurelles des flux migratoires. Au lieu de les contrer en aval par la répression à coups de nouvelles injustices, ils s’efforceraient sans doute d’en réduire les causes en amont grâce à une politique de répartition des richesses à l’échelle planétaire.

Il est également possible que la liberté de circulation pousse l’Occident à créer les conditions d’une multiplication du nombre d’États respectueux des droits fondamentaux de façon à partager le « fardeau » migratoire avec eux. Et cela, non pas comme aujourd’hui (réforme en gestation au sein de l’UE de la réglementation relative à l’asile), en jouant sur la notion fictive de « pays tiers sûrs » (la Turquie par exemple, voire la Libye). Car, sous un régime de liberté de circulation à l’échelle planétaire, ce sont les personnes persécutées elles-mêmes qui éliraient les États dans lesquels existe une protection réelle.

Frontières symboliques

Mais il n’est pas absolument assuré que, dans la réalité, ouverture des frontières et liberté de circulation entraînent la totalité des conséquences positives ici attribuées. Cela ne change rien au fait qu’elles recèlent sans conteste un effet dynamique capable de contribuer à l’atténuation de l’injustice et à la consolidation de l’égalité à l’échelle planétaire.

Dans son dernier livre, La Double Impasse, Sophie Bessis s’interroge sur un autre effet de la clôture sélective des frontières. « Plus les frontières classiques se délitent sous son effet [celui de la mondialisation des échanges], plus les frontières symboliques se renforcent », observe-t-elle. « Les frontières géographiques cèdent le pas aux frontières identitaires. » Et de conclure sur ce point : « Le retour au marquage racial, ethnique ou religieux […] sert aujourd’hui à faire frontière. »

C’est une autre dimension du contrôle des frontières qui s’ajoute à la frontière de classes. Depuis le 11 septembre 2001 –l’attentat du World Trade Center–, la frontière identitaire creuse à son tour des fossés entre les cultures et les croyances. Et l’on ne peut douter que cette autre discrimination, qui elle aussi relève de la domination, ne contribue à muscler l’hostilité, voire la haine, mettant en péril la paix mondiale. Tout cela fait que, non, l’on ne peut plus penser les migrations sans ouverture des frontières…