La liberté de circulation n’est pas reconnue en tant que telle par le droit international; mais les entraves qui lui sont apportées aujourd’hui engendrent la violation de droits qui, eux, sont bel et bien garantis par des règles internationales contraignantes.
L’impact de la politique européenne de fermeture des frontières sur les droits humains est multiple. Car les barrières que l’on dresse devant les migrants ne menacent pas seulement la liberté de circulation; elles aboutissent à priver d’effets une série de droits fondamentaux dont la liberté de circulation est la condition d’exercice: le droit de chercher asile pour échapper à la persécution, la liberté individuelle qui implique le droit de ne pas être arbitrairement détenu, le droit de ne pas être soumis à des traitements inhumains ou dégradants ou encore le droit à la vie.
La doctrine du droit international a, dès l’origine, été tiraillée entre deux conceptions opposées: l’une, héritière de Vitoria (De Indis, 1542) et Grotius (Mare liberum, 1609), faisant prévaloir la liberté de communication sur les prérogatives des États; l’autre, représentée notamment par Vattel (Le Droit des gens ou principes de la loi naturelle appliqués à la conduite et aux affaires des nations et des souverains, 1758), proclamant au contraire le droit des États souverains de défendre l’entrée de leur territoire aux étrangers en fonction de leurs intérêts propres. S’il vaut la peine de rappeler la façon dont ces auteurs, considérés comme les fondateurs du droit international, ont pensé la liberté de circulation, c’est parce qu’on trouve énoncées dans leurs écrits des problématiques qui paraissent encore d’une brûlante actualité. Ainsi, Vattel réserve l’exception fondée sur le droit de nécessité: dans l’hypothèse où des étrangers se présentent à la frontière alors qu’ils n’ont aucun autre moyen de se soustraire à un péril imminent, ils peuvent forcer le passage qu’on leur refuse injustement. Cette remarque trouve une résonance particulière dans le contexte actuel, puisque ce sont des raisons souvent vitales qui poussent les exilés à franchir clandestinement les frontières.
Souveraine souveraineté
Si l’on se tourne à présent vers le droit positif, force est de constater la primauté qu’il accorde à la souveraineté des États. Or la première prérogative des États souverains, c’est la maîtrise de leur territoire. La proclamation universelle des droits de l’homme, placés sous la protection de la communauté internationale, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, n’a pas eu pour corollaire l’affirmation de la liberté de circulation transfrontière ni de la liberté d’établissement pour les non-nationaux.
Au regard du droit international, y compris des textes relatifs aux droits de l’homme, aucun État n’est tenu, de manière claire, d’accepter l’entrée et la présence sur son territoire d’un individu qui n’est pas son national. Ainsi la Déclaration universelle des droits de l’homme énonce que « toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays » (art. 13-2, souligné par nous).
La souveraineté des États ne cède même pas lorsqu’est en cause le droit d’asile. La Déclaration universelle de 1948 proclame que « devant la persécution toute personne a le droit de chercher asile et de bénéficier de l’asile en d’autres pays » (art. 14). Mais elle ne reconnaît pas un véritable droit puisque chaque État reste maître de décider s’il entend ou non accepter sur son territoire l’étranger qui réclame protection, sous réserve de ne pas le renvoyer vers son pays d’origine. La convention de Genève n’oblige pas elle non plus les États à accueillir les réfugiés sur leur territoire, se bornant à énoncer un principe de non-refoulement.
On ne saurait pour autant interpréter le silence des traités relatifs aux droits de l’homme sur la question de l’entrée et du séjour des étrangers comme le signe que, contrairement à l’émigration, l’immigration appartient au seul domaine réservé de l’État. Car les prérogatives souveraines des États trouvent leur limite, en matière d’immigration comme dans d’autres domaines relevant de leur souveraineté, dans les principes et les règles du droit international parmi lesquels gure la reconnaissance des droits fondamentaux sur une base universelle.
Par conséquent, si aucun texte international n’oblige explicitement les États à laisser entrer et résider sur leur territoire quiconque n’est pas leur ressortissant, les restrictions apportées à la liberté de circulation transfrontière doivent se concilier avec le respect des droits fondamentaux des étrangers.
La proclamation universelle des droits de l’homme n’a pas eu pour corollaire l’af rmation de la liberté de circulation transfrontière.
Au détriment des droits humains
Or c’est à un tout autre spectacle que nous assistons aujourd’hui. En empêchant les migrants d’utiliser les modes de déplacement normaux – en raison de la politique des visas et des sanctions contre les transporteurs, notamment –, on les livre aux passeurs et au racket. En érigeant sur leur chemin toujours plus de murs et de barbelés, on les contraint à trouver des voies de contournement dangereuses aux conséquences parfois mortelles. En les renvoyant vers des pays de transit guère soucieux du respect des droits de l’homme et du droit d’asile, on leur fait courir le risque, au mieux, de demeurer dans des conditions de vie précaires dans un pays qui n’est pas prêt à les accueillir, au pire, de croupir dans des camps pendant une durée indéfinie, de subir des traitements inhumains, et finalement d’être renvoyés vers des pays où leur vie et leur intégrité physique sont menacées. Sont ainsi sacrifiés à la fermeture des frontières la liberté individuelle, le droit d’asile ou encore ces droits théoriquement indérogeables que sont le droit de ne pas être soumis à des traitements inhumains ou dégradants et le droit à la vie.
En outre l’enfermement des étrangers est devenu un élément constitutif des politiques d’immigration et d’asile. Tous les pays européens ont adopté des textes qui permettent de priver de liberté les étrangers pendant une période pouvant aller le cas échéant jusqu’à dix-huit mois. Le phénomène est amplifié par « l’externalisation » de la politique européenne d’immigration et d’asile qui, en confiant à des pays tiers la tâche de contribuer à la « maîtrise » des flux migratoires en retenant chez eux les migrants, débouche sur la création, à l’extérieur des frontières de l’Union européenne, de centres fermés où règnent l’arbitraire et la violence.
Circulation à sens unique
Le droit d’asile se réduit donc comme peau de chagrin. En verrouillant l’accès des migrants à leur territoire, les pays européens interdisent du même coup à ceux qui ont besoin d’une protection internationale de trouver une terre d’accueil, en violation de la convention de Genève sur les réfugiés qu’ils ont tous ratifiée. À quoi il faut ajouter le renvoi, parfois direct, parfois indirect, par l’effet des accords de réadmission, vers les pays de persécution.
La politique restrictive des visas affecte spécialement les demandeurs d’asile qui ne peuvent justement pas se procurer passeport et visa et sont donc obligés, pour fuir, de recourir aux passeurs, à des tarifs toujours plus élevés et avec des risques sans cesse accrus. Le visa de transit aéroportuaire imposé aux ressortissants de pays qui sont précisément ceux d’où proviennent en très grande majorité des demandeurs d’asile a pour objectif délibéré de bloquer en amont le départ de ceux et celles qui seraient susceptibles de demander l’asile lors d’un transit.
Et nalement, ce sont des centaines, des milliers de personnes qui, contraintes de prendre toujours plus de risques pour échapper aux contrôles, trouvent la mort chaque année en tentant de franchir les obstacles qu’on dresse sur leur route. Elles meurent en mer, dans le Sahara ou dans les camps libyens, elles meurent asphyxiées ou noyées, elles meurent de froid ou de chaleur ou encore sous les balles de l’armée ou de la police.
On ne saurait se résigner à ces violations graves et massives des droits de l’homme au motif qu’elles seraient la contrepartie, certes regrettable mais inéluctable, du droit « légitime » des États de contrôler leurs frontières. Mais peut-on, plus généralement, se résigner au partage du monde en deux humanités dont l’une peut circuler librement, tandis que l’autre se voit assignée à résidence et ne peut se déplacer qu’en risquant son intégrité physique et sa vie?