Avec le rétablissement depuis 2015 de contrôles provisoires à certaines frontières allemandes et françaises, l’espace Schengen semble bel et bien en danger. Et avec lui, l’idée même d’intégration européenne.
À la suite de la crise migratoire et des attaques terroristes, plusieurs États ont réintroduit des contrôles aux frontières. En octobre dernier, l’Allemagne et la France décidaient de prolonger de six mois ces contrôles jusqu’au 30 avril 2018. Paris évoque la persistance de la menace terroriste, tandis que l’Allemagne maintient ses contrôles à la frontière autrichienne et dans ses aéroports pour les passagers débarquant de Grèce, afin de gérer le flux migratoire. « Ces rétablissements de contrôles aux frontières sont entrés dans l’air du temps. Ce sont des coups de boutoir, incontestablement », admet Marianne Dony, professeure de droit de l’Union européenne à l’Institut d’études européennes de l’ULB. « Avec le sentiment qu’ils sont attendus par les citoyens eux-mêmes, lesquels sont prêts à accepter des limitations de la liberté de mouvement qu’implique le rétablissement des contrôles. Ils ont, de façon assez naïve, le sentiment qu’ils seront mieux protégés », analyse-t-elle.
Il faut dire que depuis sa création en 1985, l’espace Schengen a énormément évolué. « C’était un tout autre monde, une tout autre Europe. Les six pays qui se sont lancés dans Schengen étaient peu confrontés à des problèmes de frontières extérieures. Elles étaient alors bien protégées à l’Est, avec le rideau de fer, et en ce qui concernait la Méditerranée, la situation était stable malgré des régimes peu démocratiques », rappelle Marianne Dony. Dès le départ, l’espace Schengen ne s’est donc pas résumé à un espace sans frontières, mais bien plutôt à une série de mesures compensatoires pour pouvoir garantir la liberté de circulation, en mettant en place des contrôles plus stricts et renforcés aux frontières extérieures, mais aussi pour offrir à chaque État la possibilité de prendre des mesures de contrôle.
Ces ré exes de souveraineté nationale de la part de certains États sont dans les faits totalement dépassés, voire utopiques.
Un cadre bien établi
En cas de menaces sérieuses à l’ordre public ou à la sécurité intérieure, le Code des frontières de Schengen permet effectivement aux États membres de réintroduire temporairement les contrôles aux frontières intérieures. L’article 29 du Code des frontières de Schengen autorise également le rétablissement de ces contrôles lorsque le fonctionnement global de cet espace est mis en péril en raison de graves insuffisances liées au contrôle des frontières extérieures. C’est dans ce cadre que plusieurs pays, comme l’Allemagne, l’Autriche, le Danemark ou la France, ont décidé de réintroduire le contrôle aux frontières depuis 2015. « Finalement, les États ne font pas ce qu’ils veulent. Ils doivent justifier leur décision, avertir les autorités européennes, et de ce fait, cela limite ces contrôles aux frontières et les perturbations inhérentes à ce genre de pratiques », poursuit Marianne Dony. « Mais dans les faits, certains États ne se justifient pas toujours », admet, de son côté, Anne Weyembergh, professeure et présidente de l’Institut d’études européennes de l’ULB. « Ceci dit, il y a eu une réelle amélioration de ce point de vue-là, ces dernières années. Au début de la mise en place de Schengen, entre la France et la Belgique, il y avait régulièrement des tensions diplomatiques parce que Paris rétablissait très régulièrement ses contrôles aux frontières pour faire part de sa mauvaise humeur vis-à-vis de la politique en matière de stupéfiants des Pays-Bas. Il n’y avait alors franchement aucune motivation », rappelle-t-elle.
« Ces réflexes de souveraineté nationale de la part de certains États sont dans les faits totalement dépassés, voire utopiques. Rétablir les contrôles aux frontières intérieures signi e uniquement de pouvoir les réintroduire sur les grands axes. Il y a une hypocrisie extraordinaire en prétendant que ces contrôles vont être une solution au problème« , continue Anne Weyembergh. « Par contre, l’Europe manque d’un renforcement notable de la coopération entre pays dans l’échange d’informations pour contre-balancer cette tendance au repli national. C’est un chantier. Il y a eu des évolutions, mais cela implique la con ance mutuelle entre États. Ce n’est que comme cela qu’on arrivera à répondre aux différents défis transnationaux comme la crise migratoire ou la menace terroriste. »
Si Schengen meurt, c’est l’Europe qui mourra.
Le coût de l’anti-Schengen
L’étude « Cost of non-Schengen: Civil Liberties, Justice and Home Affairs » (1), demandée par le parlement européen en 2016 indiquait que l’esprit de Schengen n’était plus respecté par les États membres, notamment par le recours abusif de certains pays à l’article 29, permettant la réintroduction des contrôles aux frontières en cas de circonstances exceptionnelles. L’étude a aussi estimé les coûts de la réintroduction, même temporaire, des contrôles aux frontières intérieures de l’espace Schengen. Une suspension de deux ans du système pourrait coûter à chaque État entre deux et quatre milliards d’euros. Des estimations qui tiennent compte de coûts potentiels de reconstruction physique des frontières entre les États, de coûts administratifs liés à leur gestion et de coûts indirects découlant des perturbations liées au commerce et aux déplacements.
Face à cette possibilité, le commissaire européen aux affaires intérieures Dimitris Avramopoulos a d’ailleurs fait du retour au fonctionnement normal de Schengen sa priorité, s’inquiétant de voir se prolonger ces contrôles aux frontières intérieures. « Car si Schengen meurt, c’est l’Europe qui mourra », affirmait-il le 13 octobre dernier face à la décision de la France et de l’Allemagne de prolonger une nouvelle fois leurs contrôles aux frontières.
La Commission a plusieurs fois répété qu’elle n’accepterait plus de donner son feu vert à la prolongation des contrôles actuels pour les pays évoquant la crise migratoire, tout en donnant une série de gages à certains pays qui, comme la France, réclament d’assouplir les règles de Schengen face à la menace terroriste. La Commission a accepté le principe, en mettant sur la table une réforme qui porterait à un an, au lieu de six mois actuellement, les périodes maximales de rétablissement des contrôles dans le cas de menaces sur la sécurité d’un pays. Si la menace persiste, elle propose même de pouvoir les prolonger pendant deux ans de plus. Toutefois, dans ce cas de figure, l’accord des autres États membres serait nécessaire. Mais la France comme l’Allemagne souhaitent des périodes plus longues que celles proposées par la Commission. Et surtout, elles contestent le besoin d’obtenir l’aval des autres pays.
Vers l’Europe forteresse
Tandis que les débats continuent sur la gestion des frontières intérieures, c’est au niveau des contrôles aux frontières extérieures que Schengen a été le plus revu ces derniers temps. « Il y avait l’idée, au moment de lancer la coopération Schengen que le danger venait de l’extérieur, raison pour laquelle les citoyens européens n’étaient pas contrôlés systématiquement. Avec les foreign figthers, la situation a complètement changé et désormais tous les citoyens européens font l’objet d’un contrôle lorsqu’ils franchissent une frontière extérieure« , explique Anne Weyembergh. En outre, d’ici trois ans, tous les non-Européens qui entreront dans l’espace Schengen seront enregistrés dans un vaste fichier informatique. Ce dernier recensera les noms, numéros de passeport, les empreintes digitales et les photos de tous les voyageurs. Le nouveau système devrait être opérationnel dès 2020. Mais ce nouveau système inquiète certains eurodéputés et ONG quant à la durée d’enregistrement des données personnelles. « On va vers une période qui ne ressemblera plus à ce qu’on a connu par le passé dans un cadre où la sécurité devient la priorité absolue », reconnaît Marianne Dony. « Plus que le rétablissement de contrôles temporaires aux frontières, il est plus inquiétant de voir tous les renseignements des passagers européens et non européens être enregistrés sur des bases de données. Il faut être très prudent et s’assurer que toutes les garanties démocratiques seront prises », prévient-elle.
(1) « Le Coût du non-Schengen: libertés civiques, justice et affaires intérieures ».