La migration économique constitue une carence majeure des politiques migratoires. Cet impensé est le fruit d’un refoulement devenu transparent: le manque d’intérêt pour les motivations des migrants, et pour la velléité d’adapter ces motivations à nos politiques.
En 1795, dans son opuscule Vers une paix perpétuelle, le philosophe Emmanuel Kant fait dériver de la rotondité de la Terre l’existence nécessaire d’un droit cosmopolitique. Celui-ci se définit comme une liberté universelle de circulation – mais non d’établissement – et au droit de tout être humain de se déplacer sur la surface de la planète sans avoir à être traité comme un étranger, pouvant bénéficier des lois de l’hospitalité. C’est l’un des rares exemples de postures philosophiques sur la migration.
De multiples raisons de migrer
La répartition des flux entre « bons réfugiés politiques » et « méchants migrants économiques », ou tout simplement entre vrais et faux réfugiés, défendue par la plupart des responsables politiques, constitue une simplification de la réalité qui renforce cette transparence des causes. Ce discours a deux objectifs: d’une part, tenter de rassurer le citoyen en instillant l’idée selon laquelle les nouveaux arrivants, dûment triés, ne seront pas trop nombreux. D’autre part, parvenir à réellement trier le flux migrant et asséner vers l’extérieur des messages de dissuasion. Nous savons que la réalité est bien plus complexe: au- delà des réfugiés de guerre classiques, une large partie des migrants n’entreprend pas le voyage pour une seule, mais pour une multitude de raisons. Distinguer motivations politiques et économiques relève bien souvent d’une gageure; la complexité des motifs de migration est bien plus forte que les voies d’entrées proposées par les pays d’accueil. Celles-ci laissent peu de place à une migration économique franche. Bien sûr, le canal migratoire de l’emploi existe, mais il est bien plus ardu à entreprendre depuis 1974 et la fermeture des frontières à la migration de travail bilatérale. Or, si un tel canal existait d’une manière large et accessible, il concentrerait à coup sûr une grande part des migrants souhaitant échapper au désœuvrement, et ne demandant pas mieux que de mener une existence digne sans avoir nécessairement à venir de là où éclatent les bombes.
Le monde économique n’a pas attendu que de véritables canaux de travail existent pour tourner avec la migration.
Une double paralysie idéologique
Si les critères de la Convention de Genève peuvent ainsi aisément servir, aujourd’hui, à trier le flux des migrants en fonction des peurs des citoyens et des intérêts des gouvernants, c’est parce que l’intérêt économique d’une large partie des flux a longtemps été refoulé. Par peur d’une instrumentalisation de la migration, certes. Mais par blocage idéologique, aussi: à droite, parce qu’on estime qu’ouvrir un nouveau canal migratoire supplémentaire est impossible à justifier vis-à-vis d’une opinion publique déjà frileuse envers la gure de l’étranger en général; à gauche, parce qu’on craint une pression des nouveaux arrivants sur les bas-salaires, même s’il ne faut pas le dire trop haut. Car il faudrait dès lors assumer en plein jour une difficile schizophrénie, entre une gauche associative et politique qui loue les étrangers comme porteurs de diversité et scande que « personne n’est illégal », et une gauche syndicale qui ne veut pas entendre parler de l’ouverture de canaux qui permettraient à ces mêmes étrangers de pouvoir migrer pour des motifs en lien avec leurs réelles aspirations.
Dès lors, une double paralysie idéologique empêche le monde politique, et l’opinion publique avec elle, de s’emparer de la migration par un autre prisme que celui d’une actualité la présentant comme un phénomène subi, avec tout ce que cela charrie comme angoisses, craintes identitaires, peurs matérielles et nalement haines. Il faut pourtant le rappeler: plus que la guerre, et sans doute plus que la faim, ce qui anime une large partie de la migration est le désœuvrement, c’est-à-dire la conviction que, si on reste sur le territoire où l’on se trouve, on n’a guère de perspective de mener une vie digne, ou simplement intéressante. Cet esseulement est fantastiquement renforcé par les récits de migrants ayant réussi à s’établir, et par les images déversées par les chaînes de télévision, Internet et les réseaux sociaux, et qui rendent, en son et en image, un eldorado européen plus proche encore. Tout cela constitue une force d’attraction difficilement résistible, et qui enjoint nombre de candidats à prendre des risques inconsidérés, jusqu’à celui de leur vie, pour atteindre l’Europe.
Une idée délaissée…
Malgré cela, avant 2008, certains responsables politiques – essentiellement libéraux néerlandophones – avançaient pourtant l’idée d’une migration économique. Depuis la crise économique et bancaire, l’idée était tombée aux oubliettes générales. Mais la crise de l’asile qui a surgi au cœur de l’été 2015, au-delà des drames qu’elle a charriés, a eu au moins un avantage: elle a forcé le débat migratoire plus que jamais, et dans une mesure qui dépasse de bien loin les prémices des flux actuels charriés par les conflits au Proche-Orient. Pour le dire autrement, une porte est aujourd’hui entrouverte pour parler sérieusement de migration. Non seulement de ses effets, mais aussi de ses causes, et du défi qui est le nôtre de la considérer non comme un phénomène désagréable dont il faut gérer les conséquences, mais comme une donnée inhérente à la civilisation humaine qu’il faut pouvoir utiliser au-delà des postures idéologiques respectives. C’est donc le moment d’oser parler de migration économique avec une chance d’être entendu.
… et une réalité refoulée
D’abord, c’est l’un des rares dossiers positifs en migration, l’une des seules opportunités que nous avons de donner un sens positif au phénomène migratoire de nous en emparer pour en faire un choix proactif et non un phénomène subi.
Ensuite, bon nombre de données indiquent que la migration économique constitue, déjà aujourd’hui, une réalité contribuant à l’économie du monde. C’est pour cela qu’il est adéquat de parler de refoulement ; le monde écono- mique n’a pas attendu que de véritables canaux de travail existent pour tourner avec la migration et grâce à elle. Ainsi, pour ne prendre que ce seul exemple, le montant des rémittences – sommes envoyées par les diverses diasporas auprès de leurs familles – est notoirement très élevé (plusieurs centaines de milliards d’euros), et est sans commune mesure avec les sommes engagées par le biais de la coopération au développement. Officialiser davantage de canaux migratoires axés sur le travail mettrait au jour cette hypocrisie souterraine, par laquelle des migrants contraints de se déguiser en d’autres catégories ou d’être clandestins, participent à la richesse de nos pays et des leurs. Ce serait aussi démocratiser un accès qui, pour l’instant, par manque de courage collectif, charrie une réalité des choses plutôt néolibérale: ce sont les plus débrouillards et ceux qui ont un peu d’argent qui parviennent jusqu’ici, et non nécessairement les plus pauvres ou ceux qui en auraient le plus besoin.
Ouvrir de nouveaux canaux, non sans difficulté
Il ne faut toutefois pas sous-estimer les difficultés. Car parler sérieusement de migrations, c’est faire le deuil de la simplicité et des solutions idéales. Ainsi, imaginer une politique migratoire économique est un défi à l’avenir, parce qu’elle ne peut se déployer que dans un univers mondialisé, dans lequel la nature même de ce qu’est le travail évolue constamment. L’affaiblissement du travail manufacturier au profit du secteur tertiaire, en Europe, annonce de fortes difficultés. Ainsi, force est de reconnaître, devant l’imprévisibilité de ce que sera la nature de l’emploi demain, qu’il n’est pas possible d’assurer que chacun y trouvera sa place. Cela n’est pas une raison suffisante pour se dispenser de penser une migration économique un peu plus juste, qui envisage l’ouverture de canaux nouveaux. Car de toute façon, que l’on se rassure: si l’Europe devient un désert économique, les migrants ne viendront plus, tout simplement.
Quels seraient les principaux axes de cette ouverture? Il n’est pas déraisonnable de parier sur un triple win: une politique migratoire économique pourrait, enfin, permettre de mieux concilier les intérêts des pays d’origine, ceux des pays de destination et les droits et intérêts des migrants eux-mêmes. En ouvrant un canal supplémentaire à la migration de travail, accessible aux hauts diplômés comme aux statuts plus précaires, nous apporterions un peu plus de justice, en faisant mieux correspondre les motivations réelles des migrants avec les catégories administratives des flux. Nous reconnaîtrions le rôle des rémittences dans le développement des pays. Nous œuvrerions, enfin, à un redéploiement économique assumé dans les pays du Nord. Inévitablement, cela induirait de parler – comme cela se fait déjà aujourd’hui – d’estimation des types d’emplois disponibles. De quotas de migrants par type de fonction. De tests de qualification. De migration définitive, mais aussi circulaire. D’ouverture à différentes catégories de migrants, selon les formations, en ouvrant délibérément un accès aux plus faibles formations. De promouvoir l’esprit d’entreprise chez ces nouveaux venus.
Dès que l’on tente de parler de migration économique, le procès en utilitarisme n’est jamais loin.
Lever le tabou de l’utilitarisme
Cela demande évidemment d’admettre que l’on peut envisager les migrations sous l’angle de l’utilité sans perdre son âme. Dès que l’on tente de parler de migration économique, le procès en utilitarisme n’est jamais loin, selon une logique de classe qui, aussi louable peut-elle paraître pour s’être ancrée dans l’empathie pour des populations précarisées, pourrait nous faire perdre des opportunités de progrès pour tous si on ne parvient pas à s’en émanciper. Qu’il naît bien vite, le soupçon envers celui qui ose considérer aussi le migrant comme une force de travail: si des migrants deviennent une force de travail, si d’aucuns se proposent de les employer – Angela Merkel, ou la FEB en Belgique –, n’est-ce pas un signe montrant qu’il faut s’éloigner de cette voie? Ce serait oublier combien la situation ne pourrait pas être davantage injuste qu’aujourd’hui. Continuer à refouler la nature aussi économique de la migration, c’est accepter le développement d’un néolibéralisme particulièrement cruel: celui qui donne un avantage, ou un droit supplémentaire, à celui qui parvient à imposer sa présence sur le sol du Nord, au détriment de celui qui n’a pas les moyens, financiers ou psychologiques, de réaliser cette transgression.
Dès lors, en effet, il faudra sans doute intégrer au débat une dimension d’utilitarisme. Et ce n’est pas grave. Cela induit d’admettre qu’une migration est, déjà aujourd’hui, une sorte d’entreprise: avec des risques, un budget, un objectif, des menaces, des opportunités. Transformer le migrant non seulement en citoyen, mais aussi en travailleur, entrepreneur, contributeur, consommateur. Et permettre de répondre du tac au tac à tous les populismes ambiants par une assertion évidente: l’étranger ne prend pas seulement une part du gâteau. Il l’agrandit.