Espace de libertés – Décembre 2017

Que reste-t-il de la jeunesse égyptienne? Rencontre avec Pauline Beugnies


Culture

Avec « Rester vivants », la photographe et réalisatrice belge Pauline Beugnies dresse le portrait de quatre Égyptien·ne·s, acteurs et actrices du soulèvement de janvier 2011, qui reviennent sur leur histoire, leur parcours, leur vie aujourd’hui sous la dictature du maréchal Sissi. Un documentaire entre espoir et désillusion.

 


Espace de Libertés: Photographe, journaliste, vous signez votre premier long métrage documentaire. En quoi l’approche diffère-t-elle?

Pauline Beugnies: Parallèlement à mes activités pour la presse en tant que photographe, j’ai développé des activités à plus long cours. Dont « Génération Tahir », avec un livre et une expo (1), à l’occasion des cinq ans du soulèvement de janvier 2011. L’approche était déjà plus documentaire. Il n’y pas la place pour ce genre d’histoire dans la presse aujourd’hui. Il faut savoir que j’ai quitté l’Égypte en 2013 ; l’armée avait pris le pouvoir, j’étais enceinte, ça devenait compliqué. J’étais frustrée de n’avoir pas pu aller plus loin, frustrée aussi de voir qu’ici, on abandonnait ces jeunes à leur sort. Le premier pas pour sortir de cet état a été « Génération Tahir », mais j’ai eu envie qu’on entende aussi les voix des Égyptien·ne·s. Je disposais d’images d’archives d’un web-documentaire que j’avais coréalisé en 2011. Je m’y suis replongée, j’ai voulu savoir ce que ses « acteurs » et ses « actrices » étaient devenus et je suis allée les retrouver.

Le documentaire, est-ce le nouvel espace d’expression des journalistes?

Comme beaucoup, j’ai étudié le journalisme, portée par un idéal, avec l’envie d’apporter de la nuance, de la profondeur… Avec le documentaire, j’y arrive. Je peux y assumer un point de vue fort, le défendre. Ce qui devient difficile dans les médias.

D’où vient votre intérêt pour la situation égyptienne?

Je suis partie au Caire pour apprendre l’arabe. Au bout d’un an, je n’étais pas satisfaite de mon niveau, je n’avais pas non plus pris assez de photos à mon goût, alors, je suis restée. J’étais sur place depuis trois ans quand le soulèvement s’est produit. J’aimerais dire que j’ai senti tout de suite qu’il se passait quelque chose de fort, mais ce n’est pas tout à fait exact… Par contre, je me rendais compte que l’image de l’Égypte à l’extérieur était erronée. C’était déjà une dictature militaire sous le régime de Moubarak, et on ne la voyait que comme une destination de vacances. Les jeunes Égyptiens se sentaient complètement exclus de la société. J’ai alors débuté un travail sur cette jeunesse activiste vers 2010. L’événement marquant a été le passage à tabac de Khaled Saïd par la police à Alexandrie. Ça a rassemblé des jeunes des quatre coins du pays. Rassemblements auxquels j’ai assisté. Ce qui m’a permis de vivre ensuite le soulèvement de 2011 de l’intérieur. J’ai quitté le pays en 2013. J’y suis retournée en mai 2014 pour effectuer les repérages. J’ai retrouvé là-bas des gens déprimés.

Vous êtes-vous sentie en danger?

Non. Mais cela pourrait arriver. Le film ne peut pas être montré en Égypte. C’est trop dangereux pour les gens qui y témoignent. Aujourd’hui, un homme va en prison simplement parce qu’il porte un T-shirt arborant un message contre la torture. Beaucoup ne veulent plus parler, ils ont peur.

Ces quatre jeunes que vous retrouvez, on les sent pourtant moins effrayés que dépossédés, déprimés… Pourquoi restent-ils en Égypte?

L’une d’eux, Eman, a fui au Qatar. Elle était en danger à cause des relations de sa famille avec les Frères musulmans. D’autres, comme Soleyfa, que je connais depuis des années et avec qui j’ai marché le premier jour de la révolution, hésitent. Mais ils restent car ils se sentent investis d’une mission. Cette contradiction permanente est intéressante. Tout ce qui représente une opposition est menacé. Les agents de changement sont des victimes potentielles de disparitions forcées, d’arrestations arbitraires… Au début, il y en a eu des milliers, le but était d’instaurer un climat de terreur.

Comment voyez-vous l’avenir?

Je crains que ça explose à nouveau. L’inflation économique est énorme, le mécontentement de la population grandit… Certains évoquent la réorganisation des Frères musulmans, mais je n’y crois pas ; beaucoup ont été tués ou le sont aujourd’hui. Avec l’aval de nombreux chefs d’État, qui ferment les yeux.

Que peut-on faire?

Se poser la question, c’est un bon début ! Il faut en parler autour de soi. Une prise de conscience peut nous permettre de rappeler nos politiciens à l’ordre.

 


(1) Auxquels nous avions déjà consacré un article en avril 2016: Un autre regard sur la jeunesse égyptienne