C’est une langue de béton qui calme les vagues avant qu’elles ne pénètrent dans le port de l’île. Le môle Favarolo est devenu le symbole de l’arrivée massive des migrants en Europe au début des années 2000. Aujourd’hui, les habitants de Lampedusa y sont interdits d’accès.
Septembre 2017. Un groupe de militants d’Amnesty International participent, à Lampedusa, à une session entièrement consacrée au dossier de la migration. Conférences, visites, rencontres, le programme de la semaine est intense et les participants triés sur le volet. Parmi eux, Ann Grossi, une Belgo-Italienne engagée depuis des années dans la défense des migrants. Pendant son séjour, cette quinquagénaire ne pourra voir aucun migrant mais elle va entrer en résonnance avec les Lampédusiens.
Des plages de rêve sur une île oubliée
Lampedusa, c’est un bout de caillou de 20 km2, largué loin au sud de l’Europe, face à l’Afrique. Les côtes les plus proches, à 140 km, sont celles de la Tunisie, puis, à 170 km, celles de Malte. Les côtes siciliennes, qui relient l’île à la mère patrie, ne s’atteignent qu’au bout de 215 km. En n, la Libye et son théâtre d’ombres et d’horreurs sont à 280 km à vol d’oiseau.
L’été, les touristes, principalement italiens, viennent profiter de ses belles plages blondes, de ses eaux turquoises et de l’accueil familial et bon enfant des 5000 habitants de l’île. L’accueil, les pêcheurs convertis au tourisme savent y faire, depuis toujours. Ce sont eux, « bons catholiques », qui entretiennent la seule mosquée de l’île.
La loi qui pénalise les pêcheurs
Depuis les années 1990, les habitants de l’île ont l’habitude de recueillir les migrants. Les pêcheurs sont en première ligne. Dès qu’un bateau est signalé, des insulaires se précipitent sur le môle Favarolo avec de la nourriture, des boissons et des couvertures. Les garde-côtes enregistrent les migrants qui circulent librement sur l’île, avant de tenter la remontée vers l’Italie. « Ce sont des êtres épuisés qui arrivent, en état de fragilité extrême après des mois de traversée du désert, de persécutions, de tortures, de viols », explique Ann Grossi. « Rien à voir avec les migrants que l’on peut rencontrer à Bruxelles, qui ont repris des forces depuis leur arrivée sur le sol européen. »
Depuis 2011 et la chute du régime de Mouammar Kadha en Libye, ce sont des milliers de personnes, essentiellement des Subsahariens, qui se déversent sur Lampedusa. L’afflux de migrants n’est plus supportable pour la petite île. À maintes reprises, les habitants débordés et saturés appellent à l’aide le gouvernement italien. En vain. Une loi italienne interdit même aux pêcheurs de sauver des migrants clandestins à bord de leur bateau, sous peine de prison. Presque chaque nuit de beau temps, s’ils veulent respecter la loi, les pêcheurs doivent abandonner à la mort des humains qui se noient.
Nuit de naufrage
Tout bascule la nuit du 3 octobre 2013. « Tous ceux que j’ai rencontrés me parlent de cette nuit-là comme d’un moment charnière », raconte Ann Grossi. « Elle est présente dans tous les récits ». Une embarcation chargée d’environ 500 migrants partis de Libye sombre au petit matin à moins d’un kilomètre de la côte. Ce sont des plaisanciers à l’ancre, qui, intrigués par un bruit lointain, étrange et persistant sur l’eau, découvrent abasourdis « une mer de têtes ». Les plaisanciers donnent l’alerte et commencent à hisser des survivants à bord de leur voilier.
Le matin du 3 octobre, sur la jetée du môle Favarolo, le béton est couvert de cadavres alignés, dont des femmes et des enfants. Cent trente corps ont été repêchés, environ 200 personnes ont été englouties à jamais et seulement une centaine de personnes ont pu être sauvées. L’ampleur du naufrage est inédite. Le président de la Commission européenne, la chancelière allemande et bien sûr le Premier ministre italien se rendent à Lampedusa.
Mare Nostrum, « hot spot » et barbelés
Dans les semaines qui suivent, le gouvernement italien met en place Mare Nostrum, une opération à la fois mili- taire et humanitaire dont la mission est de sauver des vies et de dissuader les passeurs. En un an, Mare Nostrum permet de sauver 100.000 personnes. Mais elle s’arrête en octobre 2014, faute de moyens financiers, car l’Italie est seule à en supporter le coût.
Les habitants de l’île n’ont plus de contact avec eux, ils se sentent dépossédés.
En septembre 2015, l’Europe prend très partiellement le relais via Frontex et l’opération Triton. Un hot spot est installé à Lampedusa. « À partir de ce moment-là », raconte la militante d’Amnesty « les habitants de l’île ont été exclus. Le môle Favarolo est devenu une zone militaire, fermée par des barbelés et interdite d’accès. Les migrants sont débarqués et dirigés vers le centre fermé. » Les migrants ne restent à Lampedusa que 48 heures, le temps de les enregistrer et de les envoyer sur le continent. Les habitants de l’île n’ont plus de contact avec eux, ils se sentent dépossédés. Écartés et impuissants, ils constatent que les réfugiés regroupés sur le môle ne reçoivent ni eau, ni nourriture, ni couverture, malgré la présence d’ONG et subissent même un certain racisme. Les Lampédusiens demandent alors à leur curé d’inter- venir auprès des autorités à Rome. Deux personnes reçoivent l’autorisation d’être présentes. « Elles regardent chaque migrant dans les yeux, leur sourient et leur souhaitent la bienvenue », raconte Ann Grossi.
Un musée pour ne pas oublier
Mais Lampedusa est loin de tout et de Rome. Il n’y a pas d’hôpital sur l’île, juste un centre de consultations. Aucun traitement lourd n’est possible. Les femmes enceintes doivent partir à Palerme un mois avant terme pour y accoucher. Les enfants partent jeunes en pensionnat afin de poursuivre leurs études en Sicile. À part en été pour les touristes, il n’y a pas de liaisons directes avec le continent.
Les pêcheurs de Lampedusa souhaitent maintenant que leur île soit avant tout assimilée à ses beautés, sans pour autant renier sa longue histoire avec les migrants. Ils ont récolté les objets abandonnés sur les plages par celles et ceux qui cherchent un monde meilleur. Des gilets de sauvetage, des biberons, des photos de femmes en boubou, un cadenas avec sa clé, une boussole… Devant les militants d’Amnesty International, l’un des gardiens bénévoles témoigne: « Si nous n’avions pas sauvé ces objets, dans 20 ans, personne ne se souviendrait de cette tragédie. »