Espace de libertés – Décembre 2017

Le climat va redistribuer la population. Rencontre avec François Gemenne


Dossier

L’ONU annonce 250 millions de réfugiés climatiques à l’horizon 2050. Actuellement, 85% des événements environnementaux extrêmes qui poussent les populations à l’exil sont déjà liés au réchauffement climatique. Pourtant, la question est souvent éludée, dans un effarant déni de réalité. Interview de François Gemenne, directeur de l’Observatoire Hugo (ULg).


Espace de Libertés: On entend peu parler des migrants ou déplacés climatiques, pourquoi?

François Gemenne: Ces migrations sont déjà en cours. Il ne s’agit pas d’une menace lointaine, mais d’une réalité. À la clôture de la COP23, les États se sont félicités qu’il n’y avait pas eu de recul. En 2015, les gouvernements s’étaient accordés sur une hausse de 1 à 2 degrés d’ici 2100. Mais pour atteindre cet objectif, il faut revoir à la hausse nos engagements, d’ici 2020. Il y a un abîme entre la gravité de la situation et les positions politiques. Car pour l’instant, nous sommes sur une trajectoire de 4 degrés supplémentaires, ce qui semblait être de la science-fiction il y a encore quelques années. Il y a cinq ans, lorsque nous envisagions des scénarios de 4 ou 6 degrés supplémentaires (par rapport à l’ère post- industrielle), il s’agissait de projections exploratoires. Aujourd’hui, il s’agit du scénario le plus probable. Pourtant, actuellement, le deuxième pays émetteur de GES (émission de gaz à effet de serre) est devenu un passager clandestin et les décideurs politiques nous plongent dans une inertie et une apathie. Notons cependant qu’en Allemagne, les négociations pour la formation d’un gouvernement à la mi-octobre, ont coincé sur deux points: le climat et les migrations. Ce n’est pas un hasard, car ce sont les deux grandes questions du XXIe siècle.

Comment expliquer cet invisibilisation des réfugiés climatiques?

Nous sommes dans une sorte de logique de gestion de modèles hérités des années 1950-1960 que nous nous refusons de réinventer et de remettre en question. Nous fonctionnons donc toujours avec les mêmes cadres de pensée, inadaptés aux réalités d’aujourd’hui.

C’est toute la question du cosmopolitisme qui est posée, et de notre capacité à nous reconnaître comme formant une seule humanité.

Avec un scénario probable d’une hausse de 4 degrés d’ici 2100, quelles seraient les répercussions?

Cela nous fait entrer dans ce que nous appelons un point de basculement, qui comporte deux questions. La première étant: quelle sera l’habitabilité du monde? Pourrons-nous encore habiter dans tous les endroits de la planète comme aujourd’hui? Si l’on prend une situation connue: des températures de 54 degrés de manière prolongée en Iran et au Koweït cet été, nous pouvons répondre que nous dépassons la capacité d’adaptation des êtres humains. Nous sommes donc face à un risque que certaines régions deviennent inhabitables. Ces effets se font déjà ressentir dans des pays qui ne sont pourtant pas responsables des émissions. La deuxième question est celle du seuil de rupture. Les climatologues avertissent qu’au-delà de 2 degrés, l’on passe dans un point de basculement, une terra incognita, qui aura bien entendu un impact sur la vie des populations de cette planète. On évoque une hausse des océans de 6 mètres après la fonte de la calotte glaciaire, des courants marins qui pourraient s’inverser, avec un impact sur le climat, notamment des zones de l’Afrique subsaharienne qui deviendront inhabitables. Le climat va redistribuer la population humaine, ce qui pose la question des frontières, d’un point de vue géographique et générationnel. Mais si l’on ne sort pas du paradigme des frontières, je pense que nous courrons à la catastrophe. Les frontières ne peuvent plus constituer un totem de nos identités. C’est une liste de solutions pour lutter contre les populismes et la xénophobie. Il s’agit d’une question de courage politique!

Quelles sont les échéances pour faire face à ces gros changements?

Il se passe généralement une à deux générations pour que l’on ressente les effets des émissions en cours. Nous devons donc agir aujourd’hui pour des gens que nous ne connaissons pas, car ils sont éloignés géographiquement (continent africain, îles lointaines), mais aussi générationnellement, puisque cela touchera nos descendances. C’est donc toute la question du cosmopolitisme qui est posée, et de notre capacité à nous reconnaître comme formant une seule humanité, avec une identité commune qui dépasse nos frontières. Voilà pourquoi c’est si difficile de réagir à ce changement climatique, c’est parce que nous n’arrivons pas à répondre à cette question!

C’est une question qui n’est d’ailleurs jamais posée comme telle?

Mais c’est la grosse question: allons- nous pouvoir nous penser comme une humanité, reconnaître l’autre comme une partie de nous-mêmes? Ou allons-nous rester dans cette logique de collection de « petites Grande-Bretagne », côte à côte, avec une fermeture des frontières. Lorsque l’on regarde les modèles dynamiques des flux migratoires, on voit une interconnexion. Mais lorsque l’on regarde une carte géographique, on voit la résurgence des États-nations. Il y a un gouffre entre ces réalités. Il s’agit d’un modèle hérité des traités de Westphalie (XVIIe siècle), qui n’a plus de sens aujourd’hui. Les enjeux dépassent actuellement ceux de la souveraineté. Nous essayons d’envisager des solutions dans le cadre de nos frontières alors que l’enjeu est global. Lors du premier mandat de Bill Clinton, on parlait de « village global », de ce concept de citoyenneté universelle. Mais cela s’est accompagné d’un processus de mondialisation, avec des perdants de cette évolution, qui vont se raccrocher aux frontières comme à un dernier rempart. Le défi est de réconcilier ces deux mondes.

Les migrations pour causes environnementales sont-elles différentes des autres?

Les migrations environnementales bouleversent complètement la manière dont nous appréhendons les flux migratoires. Mais ceux que l’on appelle les migrants économiques (provenant par exemple d’Afrique subsaharienne) sont déjà des migrants environnementaux! L’économique et l’environnemental sont liés. Le nombre de gens qui habitent dans des zones vulnérables ne cesse d’augmenter. Les flux migratoires sont aujourd’hui fragmentés et les raisons qui les sous-tendent s’imbriquent les unes dans les autres. Et nous demeurons face à un régime migratoire et à un système d’asile qui n’offrent plus de réponse à ces problématiques, avec une frontière vue comme une variable d’ajustement: plus on l’ouvre, plus on aura de migrants. Cela ne fonctionne pas comme cela! On continue à voir la migration comme une anomalie, comme un problème à résoudre, ce qui nous empêche de penser une politique structurelle de transformation de notre monde.

Les frontières ne peuvent plus constituer un totem de nos identités.

Quelles stratégies adopter pour provoquer le changement?

Nous avons 20 ans pour agir, il faut le faire là où nous le pouvons. Il y a la tactique du colibri (cf. Pierre Rabhi et le petit colibri qui essaye d’éteindre un incendie avec quelques gouttes: il fait ce qu’il peut à son échelle) et celle du sanglier, qui déracine des arbres pour faire une allée coupe-feu dans la forêt. La stratégie du colibri est positive, ne serait-ce que psychologiquement, mais elle ne résout que 20% du problème et elle ne doit pas nous empêcher d’aller plus loin. Nous pouvons par exemple faire des choix collectifs, notamment en matière de finances. Actuellement, les énergies fossiles sont dix fois plus financées que les énergies durables. Certaines banques ont décidé de ne plus financer le fossile au travers des placements en assurances-vie. C’est un choix que nous pouvons par exemple effectuer. On pourrait aussi envisager de donner moins de poids aux actionnaires et de redonner plus de pouvoir aux dirigeants d’entreprises, afin d’influer sur les choix d’investissements et de gestion.

Et au niveau politique?

Nous sommes face aux limites de notre système démocratique et capitaliste: ni l’un ni l’autre ne sont équipés pour faire face à cet enjeu, car ils sont basés sur des logiques courts-termistes. Le philosophe suisse Dominique Bourg propose par exemple la création d’une « chambre du long terme », à côté des parlements et des gouvernements, qui réfléchirait et veillerait aux choix politiques adoptés sur plusieurs années.

Prévoit-on déjà un statut d’apatride climatique?

Il est certain que nous sommes face à un vide juridique au niveau du droit international qui ne prévoit pas les motifs environnementaux de migrations. Alors que dans les premiers travaux constitutifs de la législation actuelle, cela avait été envisagé; aujourd’hui, certains proposent d’amender la Convention de Genève, de créer un visa spécifique… Cela va dans le bon sens, mais en fin de compte, il ne faudrait pas éluder le fait qu’il s’agit avant tout d’une question politique.