Espace de libertés | Novembre 2020 (n° 493)

Exclusion numérique : la double peine


Dossier

Recherche d’emploi, logement, administration, services bancaires… Notre quotidien est désormais structuré par le numérique, et le confinement lié à la crise sanitaire a accentué cette dépendance. Malgré les apparences, différents publics – plus fragiles – sont encore exclus des bienfaits du numérique, restreignant ainsi leurs droits et un accès digne à une vie sociale.


Sur l’initiative de la Fondation Roi Baudouin, les chercheuses Ilse Mariën (VUB) et Périne Brotcorne (UCL) ont réalisé le premier baromètre de l’inclusion numérique1, qui identifie les principaux éléments de l’exclusion et de la fracture numériques comme facteurs d’injustice sociale. Le premier constat est que le phénomène de l’exclusion numérique est important. Quatre Belges sur 10 âgés de 16 à 74 ans, c’est-à-dire environ 3 millions de personnes, risquent de voir leur environnement social et quotidien se dégrader par manque d’accès optimal à Internet, ou parce que leurs faibles compétences les empêchent de transformer le numérique en occasion favorable.

Une triple fracture

Pour objectiver et chiffrer au mieux le phénomène, le baromètre s’est penché sur trois dimensions propres : les inégalités d’accès aux technologies, les inégalités de compétences numériques et, enfin, les inégalités d’utilisation des services essentiels.

Lorsque l’on compare ses performances avec celles des pays voisins, la Belgique est le pays le plus inégalitaire quant à l’accès à Internet, première cause de fracture numérique. Pour Quentin Martens, coordinateur de projet à la Fondation Roi Baudouin, « les populations les plus fragiles en sont les premières victimes. Près de 29 % des ménages avec des faibles revenus ne disposent pas de connexion à Internet à domicile, contre 1 % des ménages bénéficiant de hauts revenus ». Périne Brotcorne précise que « ce n’est pas uniquement l’accès ou non à Internet qui est important. La qualité de la connexion, le fait de pouvoir y accéder au moyen de différents supports, l’ancienneté du matériel, le nombre d’ordinateurs par famille, sont tout aussi importants ». Une autre partie de ce public dispose également d’un accès limité, par exemple par le biais de la bibliothèque communale, de la famille, etc., ce qui les oblige alors à aller à l’essentiel dans leur recherche, sans possibilité d’explorer ou de progresser. « On entre là dans la deuxième facette de la fracture numérique : les inégalités de compétences. » Aux revenus les plus faibles s’ajoutent ici les personnes avec un niveau de diplôme peu élevé. Cette vulnérabilité numérique touche 75 % d’entre eux, et se concrétise par une incapacité à remplir un formulaire, à utiliser un traitement de texte ou encore à effectuer une recherche d’emploi. Ces carences numériques accentuent encore davantage l’isolement et l’injustice sociale dont ils sont les premières victimes. Le troisième prisme qui révèle les inégalités en matière de fracture numérique est l’utilisation des services essentiels. « Là encore, les inégalités sont flagrantes en matière de services, ajoute Quentin Martens. Ce que l’étude montre, c’est que les Belges se sont davantage approprié les services bancaires et le e-commerce. En revanche, le recours aux services publics en ligne semble stagner, et ce dans les trois régions du pays. Les personnes avec des faibles revenus ou un niveau de diplôme peu élevé sont à nouveau les premières victimes alors que ce sont précisément elles qui auraient un grand avantage à utiliser ce type de services publics en ligne. 55 % des personnes avec des faibles revenus et 67 % avec un niveau de diplôme peu élevé n’ont jamais fait de démarches administratives en ligne alors qu’elles y sont obligées. » Cela est dû à la complexité des logiciels ou des applications, à l’omniprésence de l’écrit ou aux difficultés d’accès à l’outil informatique qui sont de vrais freins pour ces personnes.

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Des inégalités qui s’accélèrent

Par ailleurs, les inégalités se font ressentir au sein même de notre pays, avec des différences importantes entre les régions. En Wallonie, le taux de couverture à haut débit est inférieur à 50 % dans certaines zones des provinces de Luxembourg, du Hainaut, de Namur ou de Liège. Il existe encore au sud du pays des zones blanches, non équipées en fibre optique.

La fracture numérique est un facteur d’exclusion sociale et appelle une véritable attention politique. D’autant plus que la numérisation et la dématérialisation risquent de s’accélérer, tant elles permettent aux États de faire des économies. Dans ce contexte d’urgence, un autre défi de taille s’impose, car la particularité des compétences numériques est leur nécessaire réactualisation régulière. « L’évolution rapide et permanente des innovations numériques impose en effet de maintenir continuellement ses compétences à jour pour ne pas être dépassé », précise la Fondation Roi Baudouin. Ainsi, « si la numérisation croissante de la société offre de nombreux avantages, elle présente aussi un risque important pour les personnes éloignées du numérique. Les données disponibles en Belgique en matière d’accès et d’utilisation des technologies numériques l’attestent : les personnes exclues sont en grande partie celles qui sont déjà fragilisées en raison de leurs faibles revenus ou de leur niveau de diplôme peu élevé. Les bénéfices de la numérisation profiteraient donc avant tout aux personnes socialement, culturellement et économiquement favorisées, accentuant les inégalités sociales préexistantes ».

Internet, un bien social de première nécessité ?

Pour faire de l’inclusion numérique un facteur d’intégration sociale, il faut « d’abord sensibiliser », précise Quentin, « et faire connaître le phénomène, grâce notamment à une plus grande objectivation du phénomène et à une mise à disposition des résultats. C’est l’objectif de ce baromètre ». Si le soutien financier à des associations du secteur est fondamental, une politique volontariste de réduction de la fracture numérique doit investir massivement dans l’accompagnement des publics en vulnérabilité numérique et des acteurs sociaux qui les soutiennent. Mais au regard de l’impact social que peut engendrer une exclusion numérique, ne serait-il pas judicieux de considérer l’accès à Internet comme un bien (social) de première nécessité ? Vu les bénéfices qu’il offre en la matière au quotidien (logement, emploi, devoirs, inscriptions dans une école, tarifs des médecins, horaires des transports…), ne serait-il pas temps finalement de garantir l’accès à Internet dans tous les foyers, en ciblant plus particulièrement les publics les plus défavorisés ? Dans son accord de gouvernement, le fédéral insiste en particulier sur la réduction de cette fracture numérique, en donnant notamment aux publics plus fragiles les moyens d’apprivoiser l’informatique et en révisant le système des tarifs sociaux. L’intention est un premier pas. Il faudra désormais veiller à la concrétiser, d’autant plus que l’ensemble de l’accord de gouvernement est traversé par une lame de fond qui tend vers une accélération de la numérisation en Belgique.


1 Ilse Mariën et Périne Brotcorne, « Baromètre de l’inclusion numérique 2020 », Bruxelles, Fondation Roi Baudouin, 2020, 61 p.