Espace de libertés – Mars 2018

L’injonction de la princesse et du super-héros


Dossier

Sommes-nous formatés pour tenir des rôles différenciés selon notre sexe? Hélas oui! Et cela démarre très tôt. Dans l’histoire et dans notre quotidien. Décryptage.


Bleu pour les garçons, rose pour les filles; au magasin, des armes pour les premiers, des poupées pour les secondes; à l’école, les maths pour les uns, la littérature pour les autres… Dès la naissance, tout semble mis en place pour nous formater… et maintenir les inégalités. Une construction qui ne date pas d’hier, et qui se perpétue de génération en génération.

Un petit bout d’histoire

Comment les identités masculines et féminines se sont-elles construites au cours de l’histoire? Comment les définitions de la masculinité et de la féminité ont-elles servi – et servent-elles encore – à justifier le patriarcat? Ces questions, Emmanuelle Berthiaud et Scarlett Beauvalet y répondent dans Le Rose et le Bleu. La fabrique du féminin et du masculin (1), où elles se penchent sur la construction des identités sexuées dans la durée. «Cette différenciation s’est imposée dès l’Antiquité, quand des médecins ont décrit les femmes comme des êtres de nature froide et humide, et les hommes, de nature sèche et chaude. En attribuant alors aux uns et aux autres des qualités liées à ces natures», explique Scarlett Beauvalet. Les fem­mes étant, évidemment, inférieures aux hommes.

Ces définitions du masculin et du féminin servent depuis tout ce temps à justifier la domination masculine.

Un discours bien ancré, qui a été entretenu au fil des siècles: «Les médecins de l’époque moderne ont repris ce discours arguant que la femme, de par sa nature, a des capacités réduites par rapport aux hommes. Mais surtout, qu’elle est dominée par un organe, l’utérus, décrit comme un animal mouvant, inquiétant, qui lui donne des idées incontrôlables. Jusqu’à la fin du XIXe, ça ne bougera pas. Et l’Église et les textes juridiques ont embrayé dans le même sens…» Un discours construit autour des incapacités des uns et des autres, uniquement sur base, non de la biologie, mais du genre. «Et pour sortir de ce schéma, c’est compliqué. On voit encore aujourd’hui des publications qui considèrent toujours les femmes comme étant influencées par la lune.» L’on peut s’interroger sur la nécessité de conserver un tel discours. «Sans doute pour favoriser la prise de pouvoir des hommes…», réplique notre interlocutrice. Ces définitions du masculin et du féminin servent depuis tout ce temps à justifier la domination masculine.

Conditionnement quotidien

La différenciation fille/garçon et la construction du genre ont donc des origines historiques. Mais comment expliquer qu’elles restent si fortes aujourd’hui? Simplement parce que nous y avons été, et y sommes toujours, conditionnés dès la plus tendre enfance, voire avant notre naissance. Déjà, dans le ventre, le bébé est orienté selon son sexe. «On voit des parents s’adresser différemment au fœtus selon qu’il s’agit d’un garçon ou d’une fille, nous expliquait Audrey Heine, responsable de l’opération Girls day, Boys day. La façon de toucher le ventre change aussi.» Et ça s’intensifie lorsque l’enfant paraît. Dès ses balbutiements, l’enfant est guidé selon les valeurs dominantes de son sexe et intègre ainsi les stéréotypes. «Nous sommes conditionnés dès la naissance, et on conditionne à notre tour nos enfants», explique Scarlett Beauvalet. «Tout petit déjà, le petit garçon apprend à boxer avec papa pour stimuler son côté mâle, alors qu’on va développer la douceur de la petite fille.» La famille est le premier cercle où persistent les rôles des uns et des autres. Et en son sein, les jouets tiennent un rôle clé.

© Dominique Goblet - Kai Pfeiffer

Une poupée pour elle, un fusil pour lui

Poussez la porte d’un magasin de jouets et observez: dînette, poupée, panoplie d’infirmière (pas de médecin!), aspirateur, maquillage… pour les filles; armes, outils, jeux de construction pour les garçons. «On explique ainsi bien aux enfants leurs rôles: la petite fille, c’est l’intérieur, la famille, les enfants; le petit garçon, l’extérieur, les fonctions de commandements. Jamais on ne se demande si les enfants n’ont pas envie des jouets de l’autre», commente Scarlett Beauvalet. «À l’époque moderne, la différenciation des jouets ne se faisait que vers 4-5 ans. Au départ, les enfants avaient les mêmes jouets: les garçons jouaient à la poupée et à la dînette; un exemple célèbre étant celui du roi Louis XIII qui adorait la dînette; ce n’est que vers l’âge de 4 ans qu’on lui a donné des jouets militaires, en phase avec ses fonctions futures. La différenciation n’était pas aussi forte. Aujourd’hui, elle démarre dès la naissance.»

Le rose, le bleu: pur marketing

Il n’y a pas que les univers qui renforcent ces stéréotypes. Les couleurs jouent un rôle également. «Cela se marque même sur les murs. Ouvrez un catalogue de papiers peints pour les chambres de nouveau-nés, c’est sidérant!» Il n’en a pourtant pas toujours été comme cela. «Avant c’était l’inverse: le blanc était de mise pour les bébés, le bleu pour les filles – couleur de la robe de la vierge – et rouge pour les garçons – la couleur du feu, de la force. L’inversion s’est faite lentement, il n’y a pas de date précise, et a été récupérée par les marchands de jouets et d’autres objets. Pour des raisons de pur marketing, il est bon d’avoir deux couleurs: quand dans une famille naît d’abord une petite fille à qui on offre un vélo rose, on ne refilera pas au petit frère: il faudra lui en acheter un bleu!» Les modèles sont ainsi véhiculés de manière prédominante. Et se renforcent à l’école, où l’on ne s’adresse pas de la même façon aux filles et aux garçons.

Des pistes vers le changement

Les stéréotypes sont tenaces et chacun y participe. Comment rompre ce formatage? Pour Scarlett Beauvalet, «c’est difficile, mais pas impossible. Il faut revoir toute l’éducation, changer les mentalités et les politiques. Mais pour cela, il faut de la volonté, dans la famille, dans les crèches, les écoles, les institutions… Les pays scandinaves l’ont partiellement réussi en mettant en place un système d’éducation égalitaire depuis des décennies. Chez nous, hélas, beaucoup de parents sont réticents au changement. Il faut casser ces résistances, ce n’est pas gagné. Quand on a lancé les ABC de l’égalité en France – pour un enseignement plus égalitaire avec la même éducation pour les filles et les garçons –, on a assisté à un vrai tollé de la part d’associations de parents. Un papa avait même twitté “Tu seras une fille, mon fils”! Les politiques qui soutenaient le mouvement ont alors fait marche arrière… C’est donc loin d’être gagné. Mais si on le veut, on peut y arriver!»

 


(1) Emmanuelle Berthiaud et Scarlett Beauvalet, Le Rose et le Bleu. La fabrique du féminin et du masculin, Paris, Belin, 2016, 382 p.