On assiste aujourd’hui à l’émergence de plus en plus marquée d’un féminisme qui repense le rôle de la femme au sein de la religion: un féminisme « religieux », qui se distancie des féminismes laïques des années 1960 et 1970, parfois considérés comme trop « occidentaux ». Cette approche respecte-t-elle assez l’égalité des sexes?
Malgré les printemps arabes, les droits des femmes continuent à être menacés dans bon nombre de pays musulmans. Au Maroc, la Constitution affirme l’égalité des citoyens devant la loi, mais continue à se référer à la charia comme source de droit… En Égypte, les droits des femmes reculent depuis le coup d’État du président Abdal Fattah al-Sissi. Tout comme en Turquie, où les femmes sont de plus en plus souvent victimes de crimes d’honneur, ou de violences pas toujours sanctionnées. Pourtant, au siècle dernier, le pays affichait une modernité qui avait même permis aux femmes turques de bénéficier du droit de vote en 1937, sept ans avant la France! Seule la Tunisie a pu maintenir dans sa nouvelle Constitution le principe d’égalité entre hommes et femmes, mais avec une vigilance maintenue des féministes face aux droits réels des femmes. Même en Israël, pays où les partis religieux pèsent sur les prises de décisions, les droits des femmes restent en retard sur ceux des hommes. Avec une certaine cristallisation autour de la question du divorce, où les femmes dépendent toujours de l’autorisation de leur mari selon la loi juive. S’il ne s’agit pas de régression des droits des femmes à proprement parler, on observe néanmoins une forte réticence des conservateurs à leur accorder plus de liberté, à l’instar de certains pays européens où l’Église a une forte influence, comme la Pologne ou l’Irlande. C’est dans ce contexte de recul qu’émergent les féminismes désormais qualifiés de «religieux».
Ève, mythique et symbolique
Comme le rappelle l’historienne, spécialiste du judaïsme contemporain et du féminisme Nelly Las (1), les différences – et les inégalités hommes-femmes – sont aussi anciennes que l’existence des trois religions sémitiques. Difficile d’aborder les droits de la femme dans les sociétés juives et musulmanes sans évoquer notre passé judéo-chrétien, largement influencé par ses mythes fondateurs, dont le plus célèbre fait de la femme – Ève – le symbole du malheur qui frappa le genre humain. Les inégalités hommes-femmes se nourriront ensuite de théories pseudo-scientifiques aux XVIIIe et XIXe siècles, pour être finalement légalisées dans le Code Napoléon, qui ne sera aboli… qu’en 1985.
Les religions monothéistes ont toujours maintenu la femme loin des débats théologiques et des lois religieuses.
Les religions monothéistes ont toujours maintenu la femme loin des débats théologiques et des lois religieuses, qui étaient édictées par les hommes. «Un signe révélateur de la hiérarchie entre les sexes dans les religions monothéistes est la masculinité de Dieu, notamment la notion de Dieu “père”, présente plus particulièrement dans la tradition chrétienne», insiste Nelly Las. «Tout au long des siècles, ce sont les hommes qui ont eu la charge des rituels et célébrations, de la conduite des prières, des prêches et de la manipulation des objets sacrés.»
La lecture masculine remise en question
Aujourd’hui, une nouvelle tendance se dessine, qui consiste à réexaminer les textes fondateurs des religions monothéistes à la lumière d’une lecture féminine. Un féminisme «religieux juif» se développe, et permet aux femmes d’étudier les grands textes du judaïsme, ce qui leur avait été interdit par le passé. Elles apportent une nouvelle interprétation des textes talmudiques en remettant en question l’hégémonie masculine. Une relecture du Coran, dans le même esprit, montre que l’islam n’est pas cette religion de l’hégémonie patriarcale que défendent les conservateurs: «Dans l’histoire de l’islam, dès le début, il y a eu des femmes», explique Azadeh Kian, professeur de sociologie à l’Université Paris-Diderot (2). «Certaines étaient liées au prophète, d’autres avaient la foi tout en étant très émancipées, elles imposaient un contrat de mariage à leur mari, car elles voulaient avoir le droit de divorcer. Des femmes sont parvenues à être des autorités religieuses, un peu partout, en Irak, en Iran, en Syrie… Elles enseignaient aux hommes. Il y avait aussi des femmes guerrières, des femmes qui participaient aux prises de décision. C’est une histoire riche d’exemples. Elles sont ignorées par beaucoup de femmes, mais il y a un mouvement qui consiste à rappeler que dans la tradition islamique, elles ont existé». Le phénomène n’est d’ailleurs pas nouveau: les femmes protestantes avaient déjà ouvert le débat sur la présence des femmes dans la religion.
Une impossible utopie?
Mais réconcilier droits des femmes et religion, n’est-ce pas une utopie? La régression actuelle de leurs droits, en particulier dans les pays où les religieux participent au pouvoir, montre combien il est leur difficile d’accepter l’amélioration du statut des femmes ces 50 dernières années. Certains espoirs sont néanmoins permis: «La tradition juive est loin d’être figée», rappelle Nelly Las. «Elle a souvent été adaptée en fonction des lois et des coutumes environnantes, par exemple l’interdiction de la bigamie au Moyen-Âge. Les textes du judaïsme font constamment l’objet de relecture, d’interprétations et de réinterprétations.» De leur côté, les féministes musulmanes sont des femmes qui ont une origine sociale différente de celle de leurs consœurs féministes laïques des années 1960, comme l’explique Azadeh Kian: «Elles sont d’origine beaucoup plus modeste, et grâce à l’urbanisation de leur pays et l’accès à l’enseignement supérieur, elles sont arrivées à des positions où elles peuvent revendiquer l’inclusion dans des postes privilégiés ou de pouvoir. Beaucoup de ces femmes ont participé, dans les années 1970, à la montée des mouvements islamistes, mais ont commencé graduellement à prendre leurs distances avec les hommes de ces mouvements, car elles n’avaient absolument pas les mêmes revendications qu’eux: elles ont commencé à militer pour les droits des femmes, en procédant à une relecture du Coran au féminin.» Et surtout, au contraire des féministes laïques, dont les revendications concernaient essentiellement les femmes des classes supérieures, diplômées, vivant en ville, les revendications des féministes musulmanes d’aujourd’hui concernent toutes les tranches de la société.
La religion comme idéologie de pouvoir… masculin
Au quotidien, les domaines où les femmes ne sont pas égales à l’homme restent nombreux. Limiter leur pouvoir est une façon de les maintenir dans un statut d’infériorité pour éviter de trop grandes remises en question sociétales. C’est aussi un choix politique de la part de certains gouvernements, une façon de céder à des partis religieux conservateurs qui en font partie. «Les régimes religieux sont une menace réelle pour les droits des femmes», indique Azadeh Kian. «L’islamisme en tant qu’idéologie politique est une invention moderne qui date des années 1970. Avant, on avait des régimes qui travaillaient parfois avec les religieux, mais la plupart du temps, ils étaient écartés du pouvoir.» Ils n’avaient pas une influence déterminante sur les textes juridiques.
Les mouvements féministes religieux ont bien compris le rôle idéologique de la religion et en proposant une relecture féminine des textes religieux, ils visent à une modification en profondeur des stéréotypes véhiculés par ces sociétés patriarcales. Ils se développent en toute logique dans les communautés les plus pratiquantes, où les femmes sont les plus touchées par ces discriminations. Et si un féminisme conservateur défendant l’idée de la complémentarité des femmes et des hommes émerge, il reste minoritaire. Comme le conclut Azadeh Kian: «La plupart des femmes, même les plus pratiquantes restent favorables à une égalité de droits. Je ne connais aucune femme qui est d’accord d’avoir moins de droits que son mari.»
(1) Nelly Las est chercheuse à l’Université hébraïque de Jérusalem et associée à l’Université de Brandeis (USA). Elle est l’auteure notamment du Féminisme face aux dilemmes juifs (éditions des Rosiers, 2013) et de plusieurs ouvrages sur le féminisme dans le monde juif.
(2) Azadeh Kian est professeure de sociologie et directrice du Centre d’enseignement, de documentation et de recherche pour les études féministes à l’Université Paris-Diderot. Elle est l’auteure de plusieurs ouvrages consacrés au Moyen-Orient et aux femmes en Iran, dont Les Femmes iraniennes entre islam, État et famille (Maisonneuve & Larose, 2002).