Espace de libertés – Mars 2018

Libres ensemble

Avoir droit et ne pas le savoir. Avoir droit et ne pas demander. Avoir droit et ne pas l’obtenir. Le non-recours est un phénomène massif. Touchant plus particulièrement les publics précarisés, le phénomène concerne particulièrement les femmes.


C’est l’envers de la fraude. Le non-recours, selon l’Odenore (Observatoire du non-recours aux droits et services), renvoie à «toute personne qui ne reçoit pas – quelle qu’en soit la raison – une prestation ou un service auquel elle pourrait prétendre». Les situations de non-recours interrogent donc en creux «l’effectivité et la pertinence de l’offre publique». Difficile à chiffrer, car pour évaluer le taux de non-recours, encore faudrait-il connaître le nombre d’ayants droit potentiels. Pour le Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale, le phénomène serait en tout cas largement sous-estimé. Tous secteurs confondus (allocations, emploi, éducation, logement, santé, culture…), les prestations non réclamées s’élèveraient à au moins 30%. Pour certains droits spécifiques, le taux s’emballe: en Belgique, 65% des personnes qui pourraient prétendre au revenu d’intégration, dans les faits, n’en bénéficient pas (1).

Dans son rapport thématique 2016, «Aperçu du non-recours aux droits sociaux et de la sous-protection sociale en Région bruxelloise», l’Observatoire de la Santé et du Social de Bruxelles-Capitale (OSS) a montré pour sa part que ce phénomène de non-recours aux droits sociaux était en augmentation, malgré un système de Sécurité sociale réputé protecteur. «Les politiques publiques actuelles vont toujours vers plus de ciblage, avec des dispositifs spéciaux pour tels et tels groupes. Or la littérature montre que cela crée de plus en plus de non-recours», explique Laurence Noël, collaboratrice scientifique à l’OSS et auteure du rapport.

Sphère domestique

Le non-recours touche en priorité les personnes en situation de pauvreté, de précarité et de vulnérabilité.

L’Observatoire démontre par ailleurs très clairement que le non-recours touche en priorité les personnes en situation de pauvreté, de précarité et de vulnérabilité, avec des conséquences d’autant plus dramatiques (endettement, perte de logement…). Cinq mécanismes présidant au non-recours sont identifiés: non-recours par non-connaissance (la personne ne sait pas qu’elle est éligible ou ne connaît pas le droit ou service), par non-demande (la personne sait qu’elle est éligible mais ne demande pas ses droits, par exemple en raison d’expériences négatives avec l’administration, volonté d’éviter la stigmatisation qui touche les «allocataires»), par non-accès (la personne est éligible, fait une demande mais ne reçoit pas le droit ou le service), par non-proposition (le professionnel qui pourrait proposer le droit ne le fait pas) et enfin, par exclusion (la personne est exclue d’un droit suite à des modifications législatives, ce qui représente une situation parfois à cheval entre le non-recours et la non-couverture) (2).

Si l’Observatoire de la santé et du social n’aborde pas spécifiquement la question sous l’angle du genre, le rapport qu’il a consacré en 2014 à la thématique «Femmes, précarités et pauvreté en Région bruxelloise» (3), permet certains recoupements. «On a montré en 2014 que les femmes étaient globalement plus exposées aux inégalités», explique Laurence Noël. «À la moindre rupture – maladie, deuil, accident, séparation, perte de boulot… –, elles vont se retrouver dans une situation où elles seront dans certains cas plus exposées au non-recours. Cela pourrait concerner par exemple des femmes qui ont été maintenues dans la sphère domestique: elles n’ont aucune information, elles ne connaissent pas bien la langue et/ou les services et institutions d’aide, elles ne vont pas oser demander. Un autre type de situation pourrait concerner des femmes “en surrégime permanent”, par exemple des travailleuses précaires à la tête d’une famille monoparentale qui vivent juste au-dessus ou sous le seuil de pauvreté et qui, en cas de rupture, pourraient être plus exposées elles aussi au non-recours par épuisement, par découragement, accumulation des événements ou des dettes… Enfin, ce rapport montre que certaines femmes se sentent coupables d’être allocataires ou de devoir demander une aide.»

Genre et type de droits

Cette analyse doit néanmoins être nuancée par un autre phénomène: l’attention particulière que les services sociaux portent aux femmes, en particulier lorsqu’elles ont des enfants. Identifiées comme «public vulnérable», elles seront prioritaires dans certains types de dispositifs, comme les places en maison d’accueil – même si ces places viennent souvent à manquer… Pour être pertinente, une lecture «genrée» du non-recours devrait donc nécessairement opérer une partition entre les types de droits. «Il serait par exemple intéressant de voir quelle est la situation des femmes par rapport au droit à l’intervention majorée. Dans le rapport 2014, nous avons vu par exemple qu’elles s’intéressaient moins à leur propre santé qu’à la santé de leurs enfants. Mais il est possible qu’elles s’occupent tout de même mieux de leur santé que les hommes et peut-être que pour ce type de droit – c’est à vérifier –, elles seraient moins exposées au non-recours que les hommes.»

Pour Élodie Debrumetz, responsable communication pour l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes, il convient aussi de rapprocher le phénomène du «non-recours» de celui du «sous-rapportage» concernant les discriminations sexistes. «Notre récente étude montre que trois femmes sur quatre ont été victimes d’une forme de discriminations au travail en lien avec la grossesse ou la maternité. Or, trois femmes sur quatre ne s’adressent évidemment pas à l’Institut…» Le droit à la non-discrimination serait-il celui auquel «recourent» le moins les femmes? «Elles ont intégré les stéréotypes de genre», estime Élodie Debrumetz. «Des femmes s’adressent à nous en disant: j’ai été licenciée, car ça fait trois fois que je suis enceinte en quatre ans et demi et quelque part, je comprends…» CQFD? Se saisir d’un droit, quel qu’il soit, exige de se percevoir d’abord comme un sujet de droit. Non comme un.e trouble-fête.

 


(1) «Insertion-exclusion aux frontières du visible», dans L’Insertion, n° 108, mars-juin 2016, mise en ligne sur www.febisp.be
(2) «Rapport bruxellois sur l’état de la pauvreté 2016», mis en ligne sur www.ccc-ggc.irisnet.be
(3) «Rapport bruxellois sur l’état de la pauvreté 2014», mis en ligne sur www.ccc-ggc.irisnet.be