Espace de libertés – Mars 2018

Le consensualisme: une fiction juridique


Dossier

Le prisme du genre n’aurait pas encore pénétré les palais de justice. Conséquences: certains jugements seraient source d’iniquité, car peu en phase avec la réalité. Des avocates s’engagent pour faire bouger les lignes.


Les lois de 2006 sur la garde égalitaire et celle de 2007 sur le divorce contribuent parfois à institutionnaliser les violences à l’égard des femmes. Ce ne serait pas la législation en tant que telle qui poserait fondamentalement question, mais son application. Le prisme idéologique ou les stéréotypes, le manque de lecture genrée du droit seraient à l’origine de discriminations. Un constat qui a poussé un groupe d’avocates à créer l’association Fem & Law, en mai 2017, pour dénoncer cette problématique et tenter d’apporter des solutions. Interview croisée de trois avocates au Barreau de Bruxelles: Oriana Simone, présidente de l’association et de deux membres, Gaëtane de Crayencour, spécialisée en droit familial et des étrangers et Leila Lahssaini, avocate en droit social.

Pourquoi avoir créé cette association avec le but d’apporter un regard genré au niveau de l’application du droit dans les tribunaux belges?

Oriana Simone (OS): Nous avons des droits, mais si nous ne les mettons pas en œuvre, cela ne sert à rien. Et lorsque la justice elle-même a un regard biaisé, parce que fortement influencé par ses propres représentations sexistes, il y a un impact sur la manière dont le droit est appliqué. La représentativité ne change rien à l’existence de préjugés. En outre, cette représentativité est toute relative. Une division sexuelle du travail existe au sein de la magistrature et de l’avocature renforçant les stéréotypes de genre. En droit de la famille et de la jeunesse, on trouve beaucoup de femmes, en droit fiscal, à la Cour de cassation et dans les plus hautes juridictions, il y en a moins. Le caractère un peu biaisé de la justice peut s’expliquer par des causes structurelles et le fait que nous sommes tous des produits de notre société et que la justice n’échappe pas à cela.

Le problème porterait plus sur la manière d’appliquer le droit que sur les lois en tant que telles?

OS: Les lois ont l’air d’être égalitaires et elles le sont globalement, mais elles demeurent androcentrées. Ainsi, elles ne tiennent pas toujours compte de la réalité des choses, ce que l’on constate particulièrement en matière de droit familial. Par exemple, la loi sur le divorce de 2007 et la question des pensions alimentaires après divorce ne tiennent pas compte de la réalité sociologique. C’est-à-dire que durant le mariage, un certain nombre de femmes occupent des emplois à temps partiel ou restent au foyer, ce qui permet à monsieur de construire sa carrière, alors que celle de madame est en berne. Et au moment du divorce, on lui dit: Madame, vous devez aussi assumer les choix du couple, vous n’avez droit, au mieux, qu’à une pension équivalente à la durée du mariage. Mais monsieur devrait aussi les assumer, car quand une femme a été mariée entre ses 30 et 40 ans et qu’elle n’a pas travaillé, elle ne pourra jamais rattraper ces dix années. Et cela aura un impact négatif tout au long de sa vie en termes de construction de capital, d’évolution de carrière et de pension.  Alors que pour monsieur, l’impact est positif. Voici donc une loi qui sur le principe est neutre, mais qui dans les faits défend plus les intérêts des hommes, car elle est plus en phase avec leur situation.

Quelles seraient les solutions pour contrer cela?

OS: La solution est en partie entre les mains des juges.  Sur base des termes de la loi, des décisions pourraient permettre de trouver des solutions pour les femmes lésées, mais malheureusement, au fil du temps la tendance s’inverse.

Gaëtane de Crayencour (GdC): Lorsque nous sommes face à de longs mariages, on sent que la jurisprudence va dans l’autre sens.  Le principe de la loi de 2007 est de rendre les gens plus libres de divorcer rapidement et facilement afin de passer à autre chose.  Donc pour certains magistrats, dix ans de pension alimentaire après divorce, cela semble très long. C’est donc aussi à nous, les avocat.e.s d’être plus créatif.ve.s, notamment en prenant par exemple en considération l’impact d’un choix de couple sur l’une des deux parties, ceci sur la longueur, sans occulter les problèmes qui en découleront lors de la pension par exemple.

À quoi songez-vous?

OS: Tout est construit sur le consensualisme, ce contrat social de Rousseau, sorte de fiction juridique, alors qu’en fait, il n’y a pas de contrat! Quand on analyse les rapports familiaux, on a l’impression qu’il s’agit de simples accords de volontés individuelles dans lesquelles il n’y a aucune influence de la société. Et je trouve qu’il s’agit d’un paradigme de base sur lequel il faudrait travailler avec les juristes. Nous n’avons reçu aucune formation à ce sujet. Il faudrait casser ce mythe du consensualisme et intégrer des réalités plus sociologiques et moins individuelles.

Est-ce que cela ne fonctionne pas également de la sorte par facilité? Quand on voit l’arriéré judiciaire, on a un peu l’impression d’un travail à la chaîne au niveau de certains tribunaux.

OS: Il y a certes un problème de moyens, mais pas seulement. La base, c’est la formation. L’idée serait d’introduire le genre dans nos matières, dès l’université. En Belgique, on observe un gros retard à ce sujet. À Harvard, vous trouvez des revues sur le droit et les études de genre. En France, une association reconnue se consacre au droit et aux études de genre. Mais chez nous, il n’y a pas grand-chose, même si on peut relever un certain changement. Des approches de genre semblent enfin voir le jour dans les cursus universitaires. Mais le retard est bien là. C’est pourquoi nous avons créé Fem & Law qui s’inscrit surtout dans une logique de terrain et notamment de terrain juridiciaire.

Quels sont les buts que vous souhaitez atteindre? 

OS: Informer, sensibiliser et produire des savoirs au travers d’articles spécifiques. Mais surtout, rassembler une jurisprudence pointue qui nous permettrait d’effectuer un travail approfondi sur les questions que nous traitons en les rassemblant dans une base de données. Cela pourrait aussi passer par un travail avec des magistrat.e.s, des policier.e.s… Je pense que cela peut aussi les intéresser, car leur mission n’est pas évidente et ils doivent aussi parfois se sentir seul.e.s.

Pensez-vous que la vague MeToo peut vous aider dans votre entreprise?

GdC: Peut-être que dans la rue, les familles, au travail, cela a permis aux gens de se rendre compte que le sexisme les concerne, mais pour qu’ils prennent conscience qu’il existe un biais à la base même de nos droits, c’est beaucoup plus compliqué. Même les victimes de ces biais de la justice ne s’en rendent pas toujours compte, le sentiment d’injustice que pourraient ressentir des femmes victimes du biais androcentré de la justice sera le plus souvent confondu avec les récriminations générales envers le monde judiciaire.

Est-ce compatible d’être avocate et féministe?

GdC: Je pense qu’une lecture genrée des questions juridiques permet d’affûter notre regard. Je passe beaucoup plus de temps en bibliothèque et je me pose plus de questions: d’où vient la décision, pourquoi? Cela ne suffit pas de se contenter du postulat que les juges prennent telle décision dans tel cas, il faut vraiment essayer de voir si justement, ce n’est pas ça le problème et s’il ne faut pas essayer de retourner la situation. Cela fait de nous de meilleures avocates. Et nos client.e.s ne se sentent pas juste accompagné.e.s dans une machine, mais davantage soutenu.e.s dans une démarche qui peut viser à déconstruire cette machine.

OS: Nous associer est source d’empowerment, cela permet d’échanger nos points de vue, mais aussi de se réapproprier la justice. Je pense que l’on va pouvoir faire entendre qu’il y a des injustices, cela nous donne le sentiment que l’on peut agir.

On sait aussi que les violences intrafamiliales ne sont pas toujours jugées à la hauteur des conséquences qu’elles engendrent. Pourtant, de nombreux rapports de psychologues démontrent les dégâts causés sur les enfants qui grandissent au coeur de violences intrafamiliales.

OS: On reste dans la logique que la violence contre la mère n’est pas de la violence contre les enfants.  Alors que l’on a quand même un instrument juridique international contraignant qui dit que les enfants exposés aux violences familiales sont des victimes et qu’ils doivent bénéficier de toutes les protections afférentes. Je pense que l’on continue à banaliser les violences qui se déroulent au sein des foyers. Autre problème: la toute-puissance du principe de la double parentalité qui porte les magistrats à croire que couper le lien avec un parent pourrait porter à un enfant un préjudice plus important que le risque de le confronter à son parent violent. Le principe de précaution n’est, selon moi, pas bien défendu en justice et pas bien mis en œuvre par les magistrats.

Lorsque l’on produit des analyses ou des rapports, on s’entend dire par les juges que cela ne concerne pas le cas spécifique des parties. Mais je pense que cela devrait changer petit à petit, car la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme va dans un autre sens et a accepté comme mode probatoire la production de statistiques, et donc par ricochet, d’analyses structurelles. Cela pourrait amener du changement.

Gdc: Je pense que certains juges prennent la mesure de la gravité des violences faites envers les femmes, mais pas des conséquences envers les enfants. Ils vont soutenir un discours du style: je comprends que ce que vous avez vécu est dur, mais il faut prendre sur vous et que vous fassiez la part des choses entre ce qui vous est arrivé et l’intérêt de votre enfant – compris comme étant avant tout de maintenir le lien avec ses deux parents. Et c’est là qu’il y a un souci. Il y a aussi un grand cloisonnement entre les différentes matières juridiques, et la justice est fort imperméable aux autres influences. C’est vraiment dommage au niveau humain pour le justiciable – qui ne comprend pas ce cloisonnement artificiel –, mais aussi pour les juges qui se privent d’éléments qui font partie de la vérité.

OS: C’est quand même une forme de banalisation de la violence, car un enfant qui voit sa mère – personne censée le protéger – se faire frapper par son père – autre personne censée le protéger –, il voit un homme qui dit: «C’est moi le chef!»