Espace de libertés – Mars 2018

Quand la Pologne révise son histoire


International

Parler de « camps de la mort polonais » sera bientôt passible de prison. Le Parlement polonais a voté une loi –approuvée par le président– qui sanctionne l’utilisation de cette terminologie, en référence aux camps installés par les nazis durant la Seconde Guerre mondiale. La communauté internationale craint les répercutions sur la liberté d’expression et sur la vérité historique.


Mai 2012, le président Obama décore Jan Karski, ancien résistant polonais. Dans son discours, il fait référence aux «camps de la mort polonais» (1). Six ans plus tard, dirigé des coulisses par Jarosław Kaczyński, l’actuel gouvernement de la Pologne semble s’être emparé de la question et vient même de légiférer. Qu’en dit Kaja Bryx, présidente de l’Association rationaliste polonaise et vice-présidente de la Fédération humaniste européenne?

Les «camps de la mort polonais»: l’expression est maladroite, mais pourquoi promulguer une loi à ce sujet? On se doute bien que ceux qui l’utilisent n’essaient pas de nier qu’Auschwitz, Birkenau ou Treblinka étaient des camps installés par les nazis sur le territoire polonais.

C’est un peu plus compliqué que cela. L’expression et la controverse existent depuis longtemps en Pologne et ont été projetées sur le devant de la scène quand Obama l’a, lui aussi, utilisé. Puis, c’est son utilisation lors d’une émission de la télévision publique allemande ZDF qui a vraiment mis une partie du pays en émoi [NDLR Début 2018, une cour allemande a condamné la ZDF à des excuses publiques et la chaîne a qualifié le verdict «d’humiliant»]. Le problème, c’est qu’en effet, les camps de la mort auxquels il est fait référence étaient des camps installés par les nazis sur le territoire polonais. Bien entendu, il ne s’agit pas de nier l’existence de l’antisémitisme dans la population polonaise durant la Seconde Guerre mondiale. La mémoire des tragiques exactions commises par des Polonais, notamment dans l’est du pays, reste très vive au sein de la population. Mais des centaines de milliers de Polonais ont aussi secouru des Juifs durant la guerre, malgré le risque d’être découverts et les très sévères représailles qui s’ensuivaient: la règle nazie exigeait que toute la famille, ainsi que les voisins de personnes aidant des Juifs, soient fusillés. Cette mémoire de la solidarité est également très présente dans la conscience collective polonaise. L’expression «camps de la mort polonais» se heurte donc à ces divers éléments et ne représente en aucune façon la complexité historique de la période. En tant que Polonaise, cette expression me dérange aussi personnellement et je la trouve choquante. En effet, de nos jours, plus de gens ont entendu parler des « camps de la mort polonais » que des Polonais qui ont secouru les Juifs – et je trouve cela très injuste –, alors que d’après les données du Yad Vashem, les Polonais ont sauvé plus de Juifs que n’importe quelle autre nation. Pas loin de 7 000 personnes d’ailleurs ont été décorées pour cette raison. En revanche, pas de là à légiférer sur la question, l’initiative de notre gouvernement me met également très mal à l’aise.

Alors, justement, parlons-en: que nous dit cette nouvelle loi?

Pour répondre à cela, je dois d’abord mentionner notre Institut de la mémoire nationale (2) qui a été fondé vers la fin des années 1990. Cet Institut est notamment chargé de la gestion des archives de la police politique communiste, y compris d’enquêtes sur les «crimes commis depuis 1917». Bien entendu, les résultats de ces enquêtes sont tout à fait discutables et peuvent être très facilement instrumentalisés.

Et c’est le fonctionnement de cette Institut qui a été modifié?

Exactement. Entre autres, l’Institut s’est vu ajouter à ses prérogatives la compétence de dénoncer auprès du procureur général toute personne déclarant – et ce, en contradiction avec les faits historiques – que la nation ou l’État polonais sont responsables ou coresponsables de crimes commis par le Troisième Reich sur le sol polonais. Ou d’autres crimes qui pourraient être considérés comme des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité ou se rendant coupable de toute autre déclaration qui viserait à diminuer la culpabilité des réels coupables de tels faits. Les peines peuvent aller jusqu’à la prison.

On ne peut pas dire que la loi brille de précision…

Non! Et c’est bien là l’un de ses nombreux défauts! D’une part, certains éléments juridiques liés à son applicabilité conduisent à nous demander si le gouvernement a bien préparé ce texte. Mais surtout, on se demande ce que veut dire exactement l’expression «en contradiction avec les faits historiques». Quels faits? Et surtout comment sont-ils établis? Et par qui? En outre, il faut savoir que les artistes et les chercheurs sont exclus du champ d’application de la loi, c’est donc surtout les politiques, les journalistes et le citoyen qui sont visés.

Qui sait à quelles autres périodes le champ d’application sera élargi grâce à la formulation vague?

Et surtout la loi semble couper court au débat et à la réflexion sur le passé?

C’est en effet le sens de grand nombre de critiques internationales qui dénoncent une tentative du gouvernement de dédouaner la Pologne et les Polonais des crimes qu’ils ont pu commettre durant la Seconde Guerre mondiale. De mon côté, encore une fois, je ne nie pas l’existence de l’antisémitisme en Pologne au début des années 40, mais j’essaie plutôt de comparer la situation avec les agissements du gouvernement de Vichy ou du gouvernement hongrois qui ont activement collaboré dans la déportation des juifs. En Pologne, c’était différent. En tous cas, on aurait pu susciter un débat national ou international passionnant autour de ces questions, mais ce n’est pas l’esprit de cette loi. Ce qui m’inquiète le plus, c’est la possible instrumentalisation. Pour l’instant, il s’agit officiellement de la Seconde Guerre mondiale, mais qui sait à quelles autres périodes le champ d’application sera élargi grâce à la formulation vague? Le potentiel d’utilisation politique de cette loi est dangereusement élevé. Par exemple, y aura-t-il des tentatives d’utiliser cette loi en lien avec la mort du président Kaczynski dans le crash d’avion du 10 avril 2010 à Smolensk en Russie alors qu’il se rendait aux commémorations du massacre de Katyn (3)? Ce n’est pas exclu…

 


(1) Obama présentera quelques semaines plus tard ses excuses publiques au peuple polonais.
(2) Le nom exact de l’institution est: Institut de la mémoire nationale – Commission pour la poursuite judiciaire des crimes commis contre la nation polonaise, NDLR.
(3) Le massacre de Katyn est une série d’exécutions de masse de nationaux polonais par la police politique soviétique en avril et mai 1940. La mort du président Lech Kaczyński, frère jumeau de Jarosław Kaczyński, alors qu’il se rendait à la commémoration de ce drame a été à l’origine de nombreux débats extrêmement clivants qui ont divisé et qui continuent à diviser la société polonaise, NDLR.