Espace de libertés – Mars 2018

Écoféminisme: un mouvement en tensions


Dossier

Héritage de mouvements sociaux américains, l’écoféminisme pointe furtivement son nez dans la sphère francophone. Il trace une voie radicale pour repenser la femme et la nature – qui comporteraient des caractéristiques communes – et les délivrer du joug paternaliste. Mais la mouvance ne fait pas l’unanimité au sein des agoras féministes.


Dans les années 1980, des milliers de femmes américaines se rassemblent et multiplient les mobilisations antinucléaires. Elles vont progressivement se nommer écoféministes, reprenant le terme apparu dès les années 1970 sous la plume de la philosophe française Françoise D’Eaubonne. « L’écoféminisme trouve son unité dans le lien intuitif entre l’instrumentalisation et la volonté de maîtrise de la nature et la domination masculine sur la femme ou le féminin », explique la philosophe de l’écologie Charlotte Luyckx (UCL). « Les écoféministes dénoncent le fait que les femmes sont considérées comme inférieures parce qu’assimilées à la nature, tandis que la désacralisation de la nature – mais aussi son exploitation – s’appuie sur sa féminisation », ajoute Frédou Braun, écoféministe et animatrice à l’ASBL CEFA.

L’action des écoféministes cherche à transformer les liens subis entre femmes et nature en outils de lutte et d’émancipation.

L’action des écoféministes cherche donc à transformer les liens subis entre femmes et nature en outils de lutte et d’émancipation, en mobilisant les ressources politiques, culturelles et spirituelles. À la croisée des chemins entre l’écologie et le féminisme, l’écoféminisme ne peut néanmoins être perçu comme une simple juxtaposition. « Il est au contraire porteur d’un questionnement critique à l’encontre de l’un comme de l’autre: il réintroduit le social dans les réflexions en éthique écologique et la nature dans l’interprétation sociale du genre portée par les féministes », poursuit Charlotte Luyckx.

Syncrétisme féministe

Le rapport de l’écoféminisme au féminisme « classique » n’est d’ailleurs pas dénué de tensions, notamment sur le rapport à la nature qu’entretient l’écoféminisme. « Ce n’est pas tant l’identification femme-nature en tant que telle qui pose problème, mais bien l’infériorité attribuée à la nature, et par extension aux femmes », relève Frédou Braun. Toutefois, certains interprètent ce rapport comme un retour en arrière, « un retour à la situation que le féminisme “à la De Beauvoir”, celui de la première vague, a eu pour objet de déconstruire, en faisant de la femme un être de culture, de choix et plus un être de nature, déterminée par son corps et vouée inexorablement à la maternité », souligne encore Charlotte Luyckx. L’écoféminisme prend effectivement de la distance avec ce premier féminisme « qui aurait fait de la femme un homme comme les autres, en dévalorisant les valeurs associées traditionnellement à la féminité, et un agent économique parmi d’autres, engagée dans la logique capitaliste de la production et consommation ».

Mais est-ce pour autant un retour en arrière ? Pour la philosophe, il faut plutôt parler d’une synthèse: « Il s’agit de renouer avec ce qui s’est perdu, sans brader ni la liberté d’autodétermination des femmes, ni les potentiels énormes qui lui sont donnés, par l’expérience de la maternité, mais également pas des modes de pensées plus holistiques et synthétiques, et une propension au care, fondamentale dans la recherche de solution à la crise écologique. »

Pour de nombreuses écoféministes, cette synthèse est même une force du mouvement, comme le rappelle Frédou Braun : « Les femmes dans la société moderne et occidentale ont une place socialement et historiquement construite, mais sûrement privilégiée pour comprendre les enjeux écologiques en parallèle avec le croisement des systèmes de domination : sur la nature et sur le corps des femmes. Les écoféministes tentent de réconcilier les féministes radicales qui voient encore l’essentialisme comme un danger, un piège à éviter, et les femmes qui souhaitent développer leur féminin sacré comme stratégie d’empowerment, mais qui en oublient les enjeux féministes et politiques dans notre société patriarcale. »

En établissant l’idée que les femmes et la nature partagent une forme de communauté de destin, l’écoféminisme encouragerait, aux yeux de la philosophe Charlotte Luyckx, une remise en cause d’une pensée qui crée des dichotomies et qui les hiérarchise (humain-nature, homme-femme, nord-sud) : « L’écoféminisme cherche à revaloriser ce qui a été nié ou jugé inférieur. S’ouvre dès lors un vaste chantier visant à renouer avec une nature valorisée pour elle-même, sa signification et sa sacralité, dans le même temps qu’on découvre la place que peuvent jouer les femmes, y compris les mères, dans la préservation des équilibres écosystémiques et la reconnexion à la nature. »

© Dominique Goblet - Kai Pfeiffer

Situer les causes : sciences et capitalisme

Parallèlement au lien nature-femme, l’écoféminisme a tenté de distinguer les racines des structures répressives du féminin et de la nature. Pour certains, l’accent est mis sur la structure patriarcale et violente du capitalisme financier, « dont l’exploitation conjointe de la nature, des pays du Sud et du travail domestique non rémunéré a permis le développement », ajoute la philosophe. À côté du capitalisme, la révolution scientifique elle-même est invoquée parce qu’« elle aurait méprisé la vision ancestrale et féminine de la nature au profit d’une vision mécaniciste tout en privilégiant le développement de modes de pensée et d’investigation proprement masculins », précise Charlotte Luyckx.

Mais pas question de considérer cette critique de la science comme une position réactionnaire. Dans l’écoféminisme, le rapport aux sciences est d’abord un rapport de précaution. « De la sorte, il rappelle la nécessité d’être maître de son corps, en refusant une imposition d’une forme de médicalisation du corps des femmes. C’est un aspect intéressant de l’écoféminisme : le mouvement ne tourne pas le dos aux sciences, mais il indique que cela ne doit pas être aux dépens des femmes », ajoute pour sa part la sociologue (Saint-Louis) Benedikte Zitouni. « L’écoféminisme a très peu de dogmes, mais a toutefois un principe : les sources de la destruction de l’écologie sont les mêmes que les sources de l’assujettissement du corps des femmes. Ces sources sont autant le capitalisme que l’arrivée des sciences modernes. Pas de capitalisme sans sciences modernes, et peut-être aussi inversement.»

Le rôle de la spiritualité

Autre particularité de l’écoféminisme: elle concerne le recours au rituel, une pratique qui n’est néanmoins pas partagée par l’ensemble du mouvement. « Cette tendance spiritualiste envisage l’écoféminisme comme l’occasion de revisiter et d’amender les représentations religieuses traditionnelles ou de créer de nouvelles formes de religiosité qui reconnaissent les formes immanentes du sacré dans la nature. L’écoféminisme spirituel, dans ses différentes variantes, entend expliciter l’intuition d’un rapport spécifiquement au spirituel que la structure patriarcale des religions monothéistes aurait passé sous silence », relève Charlotte Luyckx.

« Être femme et proche de sa nature physique peut aussi être un levier de résistance, de protestation symbolique. Célébrer notre sexe, notre utérus, nos seins, notre sang, souvent dégradés et transformés en objets de honte, permet de leur donner une place dans nos discours, dans nos paroles», témoigne Frédou Braun. Cette ritualisation l’accompagne désormais : « Que ce soit pour célébrer les premières “lunes” – règles – de ma fille lors d’un rite de passage, en rassemblant différentes femmes, pour arrêter d’être dans l’indifférence ou la honte lors de ce passage important, mais aussi pour chanter et prier pour la terre ou pour l’eau, pour célébrer la grossesse et l’accouchement, pour manifester contre le nucléaire… », poursuit-elle.

Et en Belgique ?

S’il est présent dans les pays anglo-saxons et dans de nombreux pays du Sud, l’écoféminisme est observé avec beaucoup de méfiance dans le monde francophone. « C’est en train d’arriver en Belgique ou en France, mais je n’ai pas l’impression que c’est très vivace. Cela reste très marginal ici », analyse Benedikte Zitouni. « À côté du lien fait dans l’écoféminisme entre femme et nature ou de son approche spiritualiste, le faible développement de l’écoféminisme est sans doute à mettre en lien avec le rejet plus global de l’écologie profonde, c’est-à-dire ces approches qui remettent en question la représentation anthropocentrique du réel, visant une revalorisation de la nature pour elle-même au-delà de l’utilité qu’elle recèle pour l’humain », conclut Charlotte Luyckx. Une critique souvent interprétée comme une critique de l’humanisme, fleuron des Lumières françaises, rappelle la philosophe.