Qui conçoit nos villes et comment? Seraient-elles davantage aménagées par et pour les hommes? Les études démontrent que le genre façonne notre place dans l’espace et le rapport que nous entretenons avec notre environnement.
L’espace public appartient-il à tout le monde, de manière équitable? Pas si sûr… L’appropriation de la ville par les femmes est loin d’être une évidence. Aménagements urbains difficilement accessibles avec des poussettes et enfants en bas âge, mauvais éclairage, sentiment d’insécurité et codes sociaux cartographient la ville, qui n’est pas vécue de manière identique selon les sexes (1). Au-delà de la dimension pratique de ce constat, la question porte surtout sur l’inclusion des femmes dans la ville. Plusieurs études, notamment l’enquête réalisée en 2011 par l’Institut d’aménagement et d’urbanisme (IAU) dans la région parisienne (2), démontrent en effet qu’il existe des usages sexués de l’espace urbain. Les résultats révèlent que 58,7% des femmes, contre 30,7% des hommes, ont peur dans les transports en commun, dont les femmes constituent 70% des utilisatrices. Conséquence: un risque de sous-mobilité, facteur d’exclusion qui peut également avoir des répercussions économiques et sociales. La même étude montre encore que le sentiment d’insécurité chez les femmes est de 36,7% dans leur quartier, contre 9,7% chez les hommes, alors qu’elles y sont davantage. Ajoutons à cela le fait que 90% des personnes qui subissent des violences sexuelles dans l’espace public sont des femmes (alors que les jeunes hommes subissent majoritairement des agressions) et l’on comprend qu’elles investissent moins l’espace public que les hommes, «alors qu’il s’agit d’espaces politiques et de socialisation», commente Claudine Lienard, auteure d’études sur le genre pour l’Université des femmes (3). Des résultats qu’il ne faudrait par contre pas systématiquement attribuer à une potentielle «vulnérabilité féminine», mais à la manière dont la ville est investie selon le genre, facteur qui n’est pas assez pris en compte dans les politiques d’aménagement du territoire.
Choix urbanistiques et mixité
Au niveau de la mobilité, le spectre du genre est également fort présent, également avec un impact sur l’investissement dans l’espace public. Un exemple: les hommes passent davantage que les femmes directement de leur domicile à leur voiture, alors que ces dernières ont des déplacements séquencés. Elles conduisent les enfants à l’école, marchent ensuite jusqu’aux transports en commun ou vers les commerces, puis vers leur travail. «Les femmes sont également plus souvent passagères que conductrices. Les voitures de sociétés sont davantage l’apanage des hommes, car ils occupent plus des fonctions de cadres. Et quand elles emploient la voiture, c’est surtout pour faire leurs courses ou accompagner des personnes, alors que les hommes l’utilisent surtout pour aller travailler. Enfin, elles marchent plus pour se déplacer, mais sont minoritaires au niveau de l’utilisation du vélo. Le genre n’est pas une théorie, mais un concept de réflexion», ajoute Claudine Lienard.
Des solutions inclusives
L’aménagement urbanistique, allié à une vision claire des spécificités sexuées, favoriserait davantage la mixité dans l’espace public.
La bonne nouvelle, c’est que plusieurs études démontrent que l’aménagement urbanistique, allié à une vision claire des spécificités sexuées, favoriserait davantage la mixité dans l’espace public. Et le diable se cache parfois dans les détails. Outre le manque de praticité de certains équipements urbains (trottoirs, métros, entrées d’immeubles) avec une poussette par exemple, beaucoup de centres-villes sont à nouveau équipés d’urinoirs, à la place de toilettes publiques, certes plus onéreuses, alors que des solutions existent. Les pouvoirs publics pourraient par exemple passer des accords avec des cafés qui ouvriraient leurs toilettes aux non-clients moyennant une subvention, ce qui bénéficierait aux deux sexes.
De même, des lieux de loisirs comme les skate parks ou terrains de football sont souvent créés pour canaliser le trop-plein d’énergie des jeunes hommes, au lieu d’être conçus pour attirer les jeunes filles au sein d’espaces communs. Une logique un peu particulière et qui pourrait être corrigée si les politiques urbanistiques optaient pour une plus grande mixité à la place de cette vision restrictive. Ce n’est d’ailleurs pas spécifiquement le choix des équipements en tant que tels qui pose question, mais plutôt la manière de les envisager.
À ce sujet, la Ville de Vienne constitue le modèle phare en matière de bonnes pratiques. Le filtre du genre y est appliqué depuis une dizaine d’années et cela porte ses fruits. En passant quelquefois par des phases radicales… Les terrains de sport ont par exemple été réservés à certaines heures pour les filles uniquement, avant d’être rouverts à la mixité. Le but: leur permettre de se réapproprier ces lieux et de s’y sentir à l’aise, avant de pouvoir se mêler aux garçons. En six mois, les jeunes de tous sexes se mélangeaient à nouveau au cœur de ces infrastructures.
Autre exemple: celui des parcs publics. Des zones ouvertes, avec des perspectives et un agencement non confiné de bancs et autres équipements, favoriseraient davantage la mixité que des lieux aménagés avec de multiples recoins ou murets de séparation, jugés insécurisants. Un bon éclairage, non aveuglant (les spots installés au sol sont donc à proscrire) contribue aussi au sentiment de sécurité. Autant d’éléments qui démontrent l’influence réelle que peuvent avoir les politiques urbanistiques sur l’usage de la ville. Mais ce n’est pas encore suffisant, encore faut-il tenir compte de la philosophie qui sous-tend les choix effectués en amont.
Faire la ville «avec»
L’intérêt de prendre en compte la question du genre permet de proposer un modèle de ville où hommes et femmes participent à la vie urbaine de façon égalitaire.
Évidemment, on ne peut occulter l’existence d’autres paramètres d’ordre socioculturel pour expliquer ces enjeux. Le sentiment d’insécurité et les incivilités se mêlent allègrement à cette problématique. Mais l’intérêt de prendre en compte la question du genre permet de proposer un modèle de ville où hommes et femmes participent à la vie urbaine de façon égalitaire, ce qui est enrichissant pour l’ensemble de la population. Cela relève finalement avant tout d’une conception et d’une vision plus globales et inclusives de l’espace urbain. Pour «faire la ville» avec les femmes, et ne plus laisser cette seule prérogative aux urbanistes, l’association Garance organise des marches exploratoires au sein de différents quartiers, avec les femmes qui y habitent. En parcourant ces lieux à pied, avec une accompagnatrice au fait de cette matière, les riveraines sont invitées à exprimer les difficultés et obstacles rencontrés et à proposer des pistes d’amélioration.
La Ville de Namur a d’ailleurs adopté cet outil afin d’envisager au mieux et en amont la rénovation de différents quartiers. Une pratique émergente en Belgique. «D’une manière générale, les marches exploratoires effectuées avec des Namuroises ont mis l’attention sur la nécessité de voir et d’être vues, avec des espaces dégagés où l’on se repère facilement. Mais aussi éviter les petits recoins, opter pour un éclairage public nocturne adapté – des recommandations ont aussi été émises par rapport aux trottoirs: on ne circule pas de la même façon en talons qu’en bottes –, mais aussi mettre en place de bonnes indications sur la voie publique, pour ne pas favoriser l’impression d’être perdue. La propreté est aussi importante, pour tout le monde, mais peut-être davantage par rapport à certains hommes qui urinent sur la voie publique, ce qui rend hostile et désagréable le milieu», explique Arnaud Gavroy, échevin de l’Aménagement du territoire à Namur. Des toilettes publiques situées dans un café, et non dans un parking comme initialement prévu, font à présent partie du cahier des charges de l’aménagement d’un espace vert. De même, l’esplanade située face à la gare sera plus dégagée, avec une végétation et des abris de bus qui ne cachent pas la vision au loin, ce qui contribue au sentiment de sécurité. «Il nous a semblé intéressant d’avoir un regard genré sur l’espace public, car ce sont souvent les hommes qui travaillent dans ces matières. Ce type de recommandation est intéressante, car l’on ne pense pas à tout. Nous allons informer tous les services concernés par ce sujet et inclure cela dans un guide de bonnes pratiques qui sera disponible au pavillon d’aménagement urbain et qui sera envoyé à toute personne qui a un projet relatif à l’espace public», explique Arnaud Gavroy. Une approche à multiplier.
(1) Yves Raibaud, «Genre et urbanisme: “La ville est un espace de loisir pour les hommes”», mis en ligne sur www.lesinrocks.com, le 30 mars 2014 et rapport «Pour un monde de villes inclusives», février 2013, mis en ligne sur www.uclg-cisdp.org.
(2) Enquête «Victimation et sentiment d’insécurité en Île-de-France» de 2011.
(3) Ça roule, ma poule? Théories et actions collectives de femmes pour la mobilité en Wallonie, Bruxelles, Université des femmes, coll. «Cahier de l’UF», n° 5.