Espace de libertés – Mars 2018

Pas de policier dans la tête


Culture

Née à Alep en 1966, l’écrivaine Maha Hassan a quitté la Syrie suite à la répression sanglante de la communauté kurde à laquelle elle appartient. Installée en France depuis 2004, elle poursuit une œuvre marquée par l’étrangeté, à la fois comme thème et comme recherche formelle. Un exil qui booste sa liberté.


Quels ont été vos débuts en littérature?

J’avais 15 ans quand j’ai commencé à écrire. J’étais une gamine très révoltée. Plus tard, j’ai écrit un premier recueil de nouvelles érotiques que j’ai envoyé à un éditeur : il était intéressé, mais rien ne pouvait être publié sans l’autorisation du pouvoir politique. Le texte a donc été interdit, car jugé trop libéral.

Le mesuriez-vous?

Non. Il me semblait que dans un État « laïque », tant que je n’abordais pas la question politique, ça passerait. Quand j’ai vu que ce n’était pas le cas, j’ai pris une des nouvelles du recueil et je l’ai envoyée par la poste à une revue libanaise très réputée, connue pour ses positions antireligieuses. Nous étions en 1993. Quelques mois après, un ami qui revenait du Liban m’a rapporté un exemplaire : mon texte avait été publié et mon nom était sur la couverture. Cette situation était très étrange : d’un côté, j’étais à Alep, portant le voile dans une ville où les femmes se cachent les yeux et les mains, et quelque part à Beyrouth, une revue publiait une de mes nouvelles intitulée Les Doigts de la mariée et qui parlait de masturbation.

Votre famille s’intéressait-elle à la littérature?

Pas du tout. Je suis née dans une famille analphabète. Nous n’avions pas un livre à la maison. Chez nous, ce qui comptait, c’était la politique, de sorte qu’on pouvait me juger moralement, mais pas artistiquement. Peut-être que cela m’a aidée. Peut-être que si j’avais eu un père écrivain, je n’aurais pas osé écrire. Mon père était un homme de gauche. Mes premières lectures, c’était Marx. J’avais une photo de Lénine dans ma chambre. Ensuite, j’ai découvert L’Être et le Néant et à partir de là, tout un pan de la littérature française. Le premier livre que j’ai acheté moi-même, c’était L’Étranger de Camus. Le seul titre me touchait énormément.

Parce que vous êtes kurde?

Oui, kurde parmi les Arabes. Pour les Kurdes, je ne suis pas kurde parce que je parle arabe et pour les Arabes, je ne suis pas arabe parce que je suis kurde. Très tôt, je me suis exilée dans une littérature française traduite en arabe. Mais ma grand-mère, que je considère comme ma mère spirituelle, était sage-femme et ne parlait pas arabe : elle racontait des histoires en kurde. Une langue que je comprenais, mais sans la maîtriser et sans pouvoir l’apprendre à l’école… La langue arabe est donc ma mère adoptive, celle qui m’a soignée. Au fond de moi, cependant, je ne me sens pas arabe… Kurde non plus. Je me sens comme une bâtarde.

Votre premier roman, L’Infini. Récit de l’autre, est finalement publié en Syrie en 1995. Quelle a été sa réception?

Cette fois-là, j’ai obtenu l’autorisation du pouvoir politique, mais j’ai été condamnée par le milieu littéraire. On m’a reproché que ce ne soit pas un roman, que ce ne soit pas linéaire, que ce soit composite… Certains écrivains reconnus ont prétendu que ça ressemblait à une bagnole avec un moteur de Peugeot et des portes de Mercedes. On aurait préféré que je fasse des romans sentimentaux. Non seulement j’étais kurde, cataloguée comme auteure érotique, mais aussi attaquée pour mes partis pris esthétiques.

En 2005, Human Rights Watch vous a décerné le prix Hellman-Hammett pour votre engagement en faveur de la liberté d’expression. Vous avez alors passé un an en résidence dans la maison d’Anne Franck. Quel souvenir en gardez-vous?

Cela a été extraordinaire. Pour moi qui suis une femme venue de la guerre, c’était comme un signe du destin : une main tendue pour poursuivre en littérature.

Vous avez aujourd’hui le projet d’écrire en français. Pourquoi?

Mes livres ne sont pas traduits en français et cela reste pour moi un grand obstacle : je suis mariée avec un Français, j’habite à Morlaix, tous mes amis sont Français… J’ai envie d’être lue par ces personnes. Mais aujourd’hui, les traductions s’opèrent essentiellement selon un agenda politique : l’Occident choisit les textes arabes à traduire au gré de l’actualité et non en fonction de critères littéraires. C’est pourquoi je désire aujourd’hui écrire directement en français. Et puis le français, c’est la langue de la liberté. Quand je m’exprime en arabe, il y a toujours une autocensure qui s’exerce. Quand je parle en français, il n’y a place pour aucun policier dans ma tête.