Un entretien (1) mené par Milady Renoir avec la confiance et l’expérience de Mot (2), 26 ans, entre récit et réponses, entre faits et pensées
La prostitution (3) n’a jamais eu de visage unique, ni commun. On aimerait souvent lui voiler la face. Difficile de porter un regard sur une pratique clandestine mais visible, très souvent annihilée du débat public, sauf en cas de retour de moralisme aigu. Avec l’ère d’Internet, de nombreuses femmes, jeunes ou moins, savantes ou plus, entrent dans une nécessité au bord du choix, au fond de leur précarité pour arrondir les fins de mois mais pas que. Regard sur une apprentie escort girl, aussi féministe pro-sexe.
Ça fait deux ans que Mot vit sans « trop » d’argent. Récup’ de nourriture, vie en squat de filles, voyages en autostop. Une autonomie basée sur un principe du minimum de frais et de choix de vie hors systèmes consuméristes. Depuis quelques mois, arrivée dans les limites des ressources et des petites économies, lassée des petits boulots et du principe du boulot alimentaire dans lequel le rapport aux patrons (de ceux qui serrent la ceinture des autres et tentent de serrer les dessous de ceinture) est mortifère, Mot s’est donnée une possibilité : se prostituer. Être son propre employeur, mener sa petite entreprise. Elle avait déjà enquêté, lu sur le sujet. Dotée d’un bagage théorique assez conséquent, elle agit en connaissance de cause, et… « J’ai toujours su que j’allais le faire ».
Quelques connaissances –garçons, filles, intersexes– évoquent cette possibilité avec Mot. Une copine explique les trucs et astuces (sites de crochetage, règles de base, ligne de conduite). C’est dit… ce qui n’a pas empêché les erreurs de débutante. Mot a posté une annonce sur un site d’escorts, en sélectionnant le minimum d’options sexuelles par rapport à ce que d’autres cochent sur le site. Un panel de pratiques plutôt classiques, évitant les pratiques « extrêmes ». Profil fille cultivée pour discussions-sorties-baise classique. Des photos sans visage et une mise à disposition immédiate. Mot effectue un premier tri vis-à-vis de commentaires et dialogues. Adieu les fous de porno-trash en mode Néandertal de seconde zone. Mot n’en choisirait d’abord qu’un. L’idée est d’aussi commencer doucement. Un à la fois et pas trop souvent. Y’en a un qui « arrive ». Des messages intelligibles, voire intelligents. Mot demande aussi des photos –pratique peu courante pour les filles de demander, quand le contraire est évident. L’élu envoie une photo. Il n’est ni répugnant ni beau. Mot donne rendez-vous dans un lieu public. En vrai, c’est « autre chose ». Mot a beau ne pas être une esthète despotique, c’est rude. En même temps, cette inappétence résonne dans sa propre fantasmagorie de baiser avec quelqu’un qui ne lui plaît pas. Bardée de son pseudonyme et de son objectif, enflée de self-control et emportée par une discussion plutôt « chouette », Mot décide avec le client d’aller chez lui. Elle serait son fantasme, le comblerait.
Le comble ? Il la couche sur le lit et s’occupe d’elle jusqu’à la jouissance, sans pénétration. Mot s’était fait une idée d’une sexualité classique, d’une passe rapide. Surprise de la tournure, elle s’est laissée faire et aller. Elle n’avait pas eu à le regarder, à compter sur son dégoût, n’a pas eu à agir. Du coup, rôles inversés. Mais ouf : deux heures = deux cents euros.
Et les erreurs de débutante la rattrapent. Par la suite, elle dévoilera son identité, y compris son engagement féministe et ses valeurs, son passé lors de rapports d’échanges hors « pure » prostitution. Théâtre, cinéma, restos. Le client est cultivé, universitaire, blindé de manque affectif et sexuel. Il débande dans une capote et promet une hygiène de vie pour prétexter le « naturel ». Mot abandonne moult codes de protection de son intimité. Son cadre psychique n’est pas en place. Le client, fasciné par les convictions politiques et en demande d’une relation amoureuse déjoue aussi le cadre établi au départ.
Expérience fragilisante. Mot a lu moult témoignages de prostituées qui n’ont jamais donné une jouissance à un client. Leur sexe comme outil de travail. La métaphore de Grisélidis Réal qui évoque la poupée gigogne ou les couches de l’oignon jamais pelées. Les strates de l’âme ne doivent pas être mises à nu-e. Pas dans cette relation corps-argent.
La veille de cet entretien avec Mot, elle a « rompu » avec lui au nom de la dichotomie entre l’échange vocabulaire amoureux/attente de couple du client et jouissance/dépendance financière de Mot. Une fois, Mot a dormi chez lui. Une nuit payée est un objectif en soi. Sauf qu’il a voulu lui faire l’amour pendant son sommeil (Mot avait évoqué une sorte de rituel amoureux avec son ex-petit ami). Réveillée à contrecœur, Mot ne s’est plus sentie légitime de refuser. La promesse de la somme de la transaction l’a rendue « consentante », mais donc elle ne l’était pas. Ça plus ça a aussi mené le client à négocier –il trouve qu’il paie cher alors qu’il la fait jouir. De récits d’autres femmes, il ressort que les clients d’escorts tentent souvent de gratter des réductions, sous prétexte que le temps de sortie hors baise sont aussi des moments culturels, d’ouverture au monde. Et puis, ils savent qu’ils s’adressent à des femmes souvent dans la nécessité financière.
Mot, tu as dit que tu savais que tu ferais ça un jour… explique.
Mot évoque certains de ses fantasmes, teintés d’une posture de dominée, par un vieux moche ou là, d’un rapport « violent », mettant en jeu-x un rapport de forces… Du coup, la réalisation de ce « fantasme » a retiré cette fantasmagorie. Mot, échaudée, projette pourtant de se prostituer à nouveau. Elle revêtira un habit de fiction-s, un costume de super héroïne, sans intimité, sans cœur. Un corps fonctionnel, puissant, dominant imprégné de mensonge. Quant au rapport à l’argent, bien entendu, avoir des liasses de billets après avoir compté les pièces jaunes, ça change la donne. Néanmoins, Mot reconsidère ce qu’elle a reçu est trop peu par rapport à ce qu’elle a donné, laissé. Donner de sa personne prend un sens premier. D’accord, gagner 200 euros pour deux heures, ça paraît être un gain, puis ça se renverse et s’inverse, jusqu’à la perte.
Tu connais les tarifs du milieu des escorts ?
Mot n’a pas trop d’infos, mais son client et elle avaient fixé le temps « culturel » à 30 € de l’heure + frais de resto + sorties et 100 € de l’heure pour le temps « baise ». Il y a eu des aménagements par mails par la suite. Et puis 600 € la nuit. Mais pour les prochains clients, nuits sans sommeil. Fini le trip de la « belle endormie (4) ».
Par la suite, Mot préférera ferrer dans des bars pour garder une sorte de contrôle, de regard sur le corps et l’attitude de l’autre. Mot projette sur un mec qui ne la fera pas jouir même si elle se décrit en être de désir avec une libido démesurée. Mot, issue d’une lignée de séductrices, de générations de femmes « fantasmes », objets de désir qui répondent à une demande. Jeune, Mot ne faisait que répondre aux demandes des garçons, des amis. Sa sexualité d’adolescente s’apparentait à une prostitution bénévole : « Je voulais leur faire du bien, je leur donnais mon corps pour les consoler, les calmer. Ça me paraissait simple de “repartir” dans cette démarche, mais en monnayant le confort… J’ai peut-être gardé cette image de la prostitution, que le client reparte en étant bien, mieux… » Une vision thérapeutique, chrétienne, sociale, ancestrale, non ?
Connais-tu d’autres filles qui sont escorts ?
Mot a une ou deux copines qui ont fait ça des années. Dont une qui est grosse et complexée, qui ne sait pas trop s’engager dans une relation amoureuse. Au sein de cette pratique, elle a trouvé une force et des stratégies pour se sentir plus à l’aise. Elle a aussi une amie dominatrice. Leurs récits étaient positifs, engageants.
Mot, peut-on évoquer ton activisme féministe ? Quels sont les liens entre ces deux pans de ta vie ?
Mot invoque ses valeurs de féministe prosexe. En tant que femme (au même titre qu’un homme), elle dispose de son corps. Ce service sexuel n’entre pas dans un problème moral (5). Récemment, Mot a été écouter Christine Delphy (6) sur le rapport solidaire entre les femmes. Pourtant, Delphy éjecte les prostituées du grand clan des femmes. Une scission indécente et sectaire dans le milieu féministe. Des féministes énoncent un discours abolitionniste, rêvent d’un monde dans prostitution, mais accusent les prostituées de gâcher le féminisme. Une stigmatisation de plus. Les féministes privilégiées (classe moyenne ou bourgeoise –blanches– souvent hétéros…), qui n’ont pas vécu de réelles discriminations disqualifient l’intersectionnalité (7) et mentalisent des réalités au nom d’un discours souvent hors réalité.
Son regard n’a pas changé sur les hommes, mais sur les prostituées, oui. Voir un pan de cette pratique, de cette spécificité de l’intérieur apporte une sensibilité.
Mot se sent prostituée, elle n’a pas beaucoup pratiqué, encore, mais elle revendique cette activité, ressent cette position comme une difficulté et tout autant une puissance dans cette posture énoncée. Elle est escort fille, parce que le contexte est différent d’une prostituée de rue, de vitrine, de maison. Ce n’est pas la même chose pour elle. C’est peut-être un vocabulaire de clients ou de certaines escorts qui ne voudraient pas faire partie de la manne de la prostitution. Mais de toute façon, toutes des put… ?
(1) Playlist à écouter pendant la lecture de l’entretien: www.radiocampus.be/actualites/le-salon-javanais-15-02022016-prostitution-19865.
(2) Mot sera le pseudonyme pour évoquer l’interviewée.
(3) Pré-requis à la lecture de l’article : ici la pratique de prostitution est différenciée de la traite des humains.
(4) Les Belles Endormies (眠れる美女, Nemureru Bijo) est un roman de l’écrivain japonais Yasunari Kawabata.
(5) Cf Gail Pheterson, Le prisme de la prostitution, Paris, L’Harmattan, 2001.
(6) Christine Delphy est une sociologue féministe française, chercheuse au CNRS en études de genre.
(7) L’intersectionnalité étudie les formes de domination et de discrimination dans les liens qui se nouent entre elles, en partant du principe que le racisme, le sexisme, l’homophobie ou encore les rapports de domination entre catégories sociales ne peuvent pas être entièrement expliqués s’ils sont étudiés séparément.