Espace de libertés – Mars 2016

International
Voilà près d’un an que le Burundi est plongé dans une grave crise politique et sécuritaire, attisant les craintes d’une reprise de la guerre ethnique qui a ensanglanté le pays pendant la majeure partie de son histoire postcoloniale. Or, les causes profondes de la crise actuelle sont à chercher dans la dangereuse fuite en avant d’un pouvoir burundais affaibli et isolé, susceptible d’avoir des répercussions dans l’ensemble de la région.

Depuis le début, en avril 2015, du mouvement de contestation s’opposant à la volonté du président Pierre Nkurunziza de briguer un troisième mandat, ce qui n’était qu’une crise politique s’est mué en un affrontement armé entre une opposition radicalisée et un régime de plus en plus répressif. Dès les premiers mois des manifestations, des figures de l’opposition et de la société civile ont été éliminées, tandis que le gouvernement contraignait les médias indépendants au silence et mobilisait les Imbonerakure («Ceux qui voient loin»), milice de jeunes gens au service du pouvoir, pour harceler les civils à travers le pays. Après la réélection de Pierre Nkurunziza en juillet 2015, les violences –qui ont déjà fait 400 morts et 200 000 déplacés– se sont intensifiées.

Le 11 décembre, l’attaque de trois camps militaires de la capitale burundaise par des groupes armés a fait une centaine de morts. Les jours suivants, des opérations des forces loyalistes ont causé la mort de plus de 200 personnes dans des violences aveugles ciblant les «bastions de protestation» de Bujumbura. Bien que la contestation use aussi de violence –des armes circulent dans les quartiers et des proches du régime ont été assassinés–, la réponse gouvernementale est sans commune mesure: à Bujumbura presque quotidiennement, des cadavres sont retrouvés dans les rues.

Manipulations au nom de l’ethnie

Radicalisé, le régime a commencé à instrumentaliser le facteur ethnique, qu’il sait fortement mobilisateur, pour éluder sa responsabilité dans la situation. Le président du Sénat Révérien Ndikuriyo a ainsi parlé de «pulvériser» les quartiers occupés par les opposants dans la capitale et menacé de faire «travailler» les policiers, l’expression même employée en 1994 par les milices génocidaires du Rwanda voisin.

Plus inquiétant encore le Burundi a récemment accusé le Rwanda d’abriter et de former des rebelles, et a affirmé que l’Union européenne, qui avait gelé les avoirs de quatre proches du pouvoir, ne visait «qu’une ethnie en particulier» dans ses sanctions. Or ces accusations ne sont pas anodines: en accusant le Rwanda d’être à l’origine de la déstabilisation avec la bénédiction des pays occidentaux, la rhétorique gouvernementale reprend la théorie d’un «axe américano-tutsi» selon laquelle les Tutsi, aidés par les États-Unis, viseraient à prendre le contrôle de l’Afrique centrale pour y créer un empire.

Il serait pourtant faux d’effectuer une lecture ethnique de la situation. L’opposition au président Nkurunziza n’est pas exclusivement tutsie, tant s’en faut. Les principaux instigateurs du putsch de mai 2015 sont principalement des Hutu hauts cadres du parti présidentiel, dont le général Godefroid Niyombare, ancien chef d’état-major de l’armée et des renseignements. En outre, les Forces nationales de libération (FNL), parti issu d’une ancienne rébellion hutue, se sont rapidement placées dans l’opposition. Les causes de la violence dépassent en effet la question électorale de 2015.

Les causes de l’embrasement

Au centre de la crise se trouve notamment la légitimité politique contestée du gouvernement: les deux mandats du président ont en effet été marqués par des disparitions d’opposants et une fermeture progressive de l’espace public, tandis que l’enrichissement d’une minorité à travers un système clientéliste a accentué le désir de changement d’un pouvoir jugé népotique et autoritaire au sein d’une population frustrée.

Cependant, cette situation prévalait déjà lors des élections de 2010 et ne permet pas d’expliquer à elle seule l’ampleur de la crise. En réalité, le coup de force n’est donc pas venu de la rue, dont la mobilisation n’était pas structurée et relativement limitée, ni des forces armées, mais de l’enceinte même du pouvoir: le président s’est montré incapable de fédérer son parti autour de sa candidature, dont l’annonce fut très tôt suivie de la défection des principaux membres de l’appareil du parti, tels que le président de l’Assemblée nationale ou l’un de ses vice-présidents. Le CNDD-FDD, parti des ex-rebelles hutus du Conseil national pour la démocratie-Forces de défense de la démocratie, domine seul la vie politique burundaise depuis au pouvoir par les urnes et le processus de paix en 2005. Face à d’autres partis peinant à exister, le parti aurait aisément pu conserver le pouvoir si un autre candidat s’était présenté, le CNDD-FDD jouissant d’une popularité certaine, en particulier auprès de la population paysanne, à qui il a offert la gratuité de l’enseignement primaire et l’exonération de certains frais médicaux.

Actuellement, le président privilégie une logique du court-terme visant à écraser la contestation populaire et à empêcher toute force armée de gagner en importance, tout en préservant la situation suffisamment longtemps pour faire de son maintien au pouvoir un fait accompli. Un jeu dangereux qui pourrait gravement déstabiliser l’ensemble de la région des grands lacs, où les groupes armés pullulent et pourraient être mobilisés par les différents acteurs de la crise.

Scénarios de sortie de crise

Il existe peu de pistes de solution concrètes à la crise burundaise. Depuis avril 2015, les initiatives internationales se suivent sans succès. Jusqu’à présent, ni les sanctions brandies par les USA et l’Union européenne, ni la médiation des pays de la région n’ont pu mettre fin à l’escalade de la violence. Plus récemment, le président Nkunrunziza a opposé une fin de non-recevoir catégorique à la proposition d’envoi d’une force d’interposition de 5 000 hommes de l’Union africaine dans son pays pour arrêter les tueries et engager le dialogue. Les positions semblent irréconciliables entre d’un côté le pouvoir qui refuse toute perspective de dialogue avec ses opposants en exil, traités indistinctement de «terroristes» et de «putschistes» et le CNARED, plateforme de l’opposition, qui lui refuse tout maintien au pouvoir de Nkurunziza.

La meilleure option consisterait pourtant en la mise en place d’un gouvernement d’union nationale. Pour l’heure, l’opposition demeure une alternative peu crédible, consistant en une nébuleuse aux contours encore imprécis. Il est impossible de connaître avec précision le nombre des groupes armés opposés au gouvernement: on sait ainsi que les plus connues de ces dernières, les Forces républicaines du Burundi (Forebu), sont constituées de soldats et policiers qui ont déserté de l’armée et de la police et la RED-Tabara très active, à Bujumbura et qui compte dans ses rangs de nombreux jeunes issus de la contestation, mais leur vision pour l’avenir du pays se limite à chasser Nkunrunziza du pouvoir. De plus, le président bénéficie encore d’un certain soutien au sein de l’armée et de son électorat, comme l’a prouvé l’échec du putsch de mai 2015, et le chasser du pouvoir n’est pas une option acceptable pour une partie de la population. À moyen terme, la situation économique épouvantable du pays pourrait se révéler salutaire: coupé de l’aide internationale, le régime n’a réussi à survivre qu’en rackettant les banques, les hommes d’affaires, les quelques sociétés qui fonctionnaient encore. Sans ressources pour s’assurer le soutien de sa milice et de l’armée, le président pourrait éventuellement être poussé vers une solution négociée.

Malgré tout, le temps presse. De plus, même si la population a démontré depuis avril son rejet de l’ethnicisme, la montée en puissance de la violence menace d’effacer les acquis des années de paix en offrant une opportunité aux extrémistes de tous bords. Dans ce pays où les plaies de la guerre civile sont encore béantes, ce contexte de violence généralisée risque de réveiller le passé, à l’instar des «orphelins du génocide» – ces hommes et ces femmes qui, gardant le souvenir vivace des horreurs infligées à leurs familles constituèrent en 1972 un formidable instrument de violence dans les campagnes. En fin de compte, le scénario du pire serait celui de l’attentisme et du laisser-faire, car faute d’issue pacifique à la crise, les Burundais pourraient décider de s’auto-défendre, ce qui ouvrirait un grand boulevard à une guerre civile…