L’entretien d’Olivier Bailly avec Mohamed
Le 16 novembre 2015, huit personnes en situation illégale, dont Mohamed, ont escaladé deux grues près de la Porte de Namur, à Bruxelles. Ils réclamaient le droit de rester. Un titre de séjour. Sans doute n’en avez-vous que distraitement entendu parler. Trois jours après les attentats de Paris, le timing était particulièrement mal choisi.
Au moment de son interview, Mohamed était en centre fermé, où il a été placé dès sa descente de la grue. Le samedi 30 janvier dernier, un message d’une militante tombe via Facebook: «Bonjour Olivier. Juste un petit mot pour te dire que Mohamed est dans l’avion en ce moment…»
Espace de Libertés: Vous répondez à cet appel à partir du centre fermé 127 bis?
Mohammed: Oui. Je suis en voie d’expulsion. J’ai introduit une demande d’asile. Mon avocat a été en recours devant le tribunal du contentieux. Puis je recevrai un billet d’avion et on m’y mettra de force. D’ici une semaine, 15 jours.
Vous êtes en Belgique depuis combien de temps?
Depuis 2003. Avec du travail à trois, quatre euros de l’heure. Dans le nettoyage. Deux heures ici. Deux heures là. Ce n’est pas une vie. Certains d’entre nous travaillent même gratuitement, juste pour avoir les papiers, pour payer la cotisation sociale.
En 2009 pourtant, vous avez été régularisé.
Il y a eu cette vague de régularisation, mais ils ont blagué. En 2012, soit trois ans plus tard, j’ai reçu une réponse positive pour avoir une carte de séjour et permis de travail d’un an. Il me fallait un contrat de travail, un certain salaire, 1 375 euros nets pour 38 heures par semaine. Je devais trouver un employeur. Un patron très «propre», en ordre parfait. J’ai tout fait pour cela et un patron a accepté de m’engager. Mais le ministère de l’Emploi ou je ne sais pas qui a tardé à livrer le permis. Moi je suis juste un ouvrier. Le patron n’a pas attendu.
Dans quel secteur deviez-vous travailler?
La livraison de produits de nettoyage. Il a attendu pendant sept mois pour que je reçoive mon permis B. Puis il a laissé tomber. Il ne pouvait plus attendre. Qui peut patienter sept mois avant que son travailleur soit opérationnel? Le gouvernement nous a mis devant un mur.
Pourquoi être monté sur une grue fin 2015?
Pour rentrer en négociations. J’ai pris ma décision lors des deux derniers jours avant de monter. Ce n’était pas pour faire du spectacle. On avait déjà tout essayé, dont la grève de la faim. Ils nous ont demandé de descendre. Mais on voulait une décision écrite. Que nous n’avons pas eue. Nous étions huit. Que des Marocains. Nous militons dans un collectif mais là, c’était une action indépendante. Il y avait deux grues. Comme on avait peur qu’une seule ne puisse supporter la présence de tout le groupe, on a divisé le groupe. La distance entre les deux était de 200, 300 mètres. Quand nous sommes enfin descendus, ils ont mis tout le monde en centre fermé. Six hommes, deux femmes dont l’une est enceinte. Certains sont sortis. De ce que je sais, nous sommes encore quatre enfermés. Une des femmes qui était avec nous a été expulsée la semaine précédente (la Marocaine Rhama a été expulsée vers Casablanca le lundi 25 janvier 2016, NDA). Je l’ai eue au téléphone. J’ai essayé de l’encourager. Ce n’est pas facile pour elle.
Pourquoi être descendus au bout de quatre jours?
Sur l’autre grue, une femme était malade. Elle avait fait une grève de la faim quelques mois auparavant. Les pompiers sont montés, avec les policiers. Et ils ont fait descendre les autres personnes. Nos camarades descendus, c’était difficile pour nous, sur l’autre grue. Nous étions fatigués, nous n’avions rien mangé. Tu ne dors pas. À peine deux, trois heures. Il fallait bien choisir sa position pour se protéger du vent, du froid. La cabine était ouverte mais l’espace est très étroit pour quatre personnes, dont trois gros (sic) et une femme enceinte. Les deux premiers jours, ça a été. Mais les deux autres… On n’avait même pas de sol. Juste un grillage.
D’où vous est venue cette idée?
Entre nous, on ne parle que de ce genre d’idées. Une grève de la faim, monter sur une grue. Ou se suicider.
Désolé d’être cynique mais deux jours après les attaques de Paris, et dans le climat actuel de défiance vis-à-vis des demandeurs d’asile, ce n’était pas le meilleur moment pour mener votre action…
On a quand même eux quelques médias. RTL, Télé Bruxelles. C’est quand le bon moment? À chaque fois, ce n’est pas le bon moment.
La suite de cette montée, c’est que vous vous retrouvez en centre fermé… Vous regrettez de vous être placé sous la lumière?
Parfois, je pense comme ça. Mais qu’est-ce que je peux faire? On ne connaît pas demain. Quelquefois, tu fais un pas, tu ne sais pas où tu vas mais j’ai chaque fois tenté de faire de mon mieux, de faire ma vie. Même être monté sur la grue, je ne regrette pas beaucoup. On a envisagé de bloquer une usine pour bloquer une économie. Juste pour négocier. Pas pour faire du mal. Ma vie aussi est bloquée. Je sais que le chantier perd de l’argent. Nous, on perd nos vies. Le centre ici est plein. J’ai refusé un premier billet de retour. Le deuxième, cela risque d’être plus difficile. J’ai introduit une procédure d’asile. Mon quartier à Casablanca, il est populaire. Je n’y serai pas bien. Je suis en Europe depuis 1998. Je ne vais pas rentrer. Mes parents sont décédés, mes frères sont mariés.
Comment vit-on dans l’ombre pendant toutes ces années?
C’est vraiment une situation… Personne ne peut sentir cela. Normalement, tu te trouves sans travail, sans logement, sans nourriture, sans famille, sans rien. Ici, les gens ne sont pas solidaires. Matérialistes. On cherche du boulot, des patrons nous font travailler à un prix très bas. Maximum 5 euros par heure. Il t’appelle le week-end, le samedi pour le maçonnage. Il ne t’appelle pas chaque jour. Nous sommes toujours dans la peur, tu vois passer une voiture de police, quelqu’un frappe à la porte, et tu as peur.
Où vivez-vous?
J’ai toujours été à Bruxelles. Je suis toujours resté à Molenbeek. Pour trouver un logement, c’est le seul quartier possible parce que la plupart des habitants sont des Marocains. Tu peux te débrouiller pour trouver un lit à 150, parfois 100 euros. En travaillant, j’ai mis de l’argent de côté et j’ai pu constituer une garantie avec deux personnes. Je payais 200, 250 euros pour un logement du côté de Beekant, Étangs noirs. Là, des magasins vendent des pains, des fruits et des légumes à des prix corrects.
Vous aviez des amis, des loisirs?
Avoir des amis, tout le monde peut en avoir. On reste entre nous. La plupart sont des sans-papiers. Juste ces deux dernières années, avec la Coordination des sans-papiers, j’ai connu des soutiens belges, et marocains.
Quel âge avez-vous?
40 ans.
Et qu’allez-vous faire?
Je continuerai à demander de rester ici, à manifester avec mes camarades. On ne va pas lâcher. Je ne suis pas venu hier, je n’ai jamais profité de l’État belge, jamais été au CPAS. Quand on était sur la grue, on nous a juste proposé un rendez-vous. Mais des rendez-vous, on en a déjà eu beaucoup… J’ai 10% d’espoirs. Je ne comprends pas. Je me retrouve dans ce centre où tout le monde est stressé. Il y a la peur. Je suis prisonnier.
Avec le recul, l’exil valait-il la peine?
Quand je suis parti, j’avais l’intention de trouver un métier. Électricien, ou électromécanicien. Travailler et construire une famille comme les autres. Je ne veux pas plus. Juste une vie normale. Comme les autres.