Espace de libertés – Mars 2016

Dossier
Que l’on considère que la prostitution est un métier dangereux ou qu’elle peut être un choix, les personnes qui l’exercent ont droit à des conditions de travail décentes. Les réseaux existent, il faut appliquer les lois qui les condamnent. De nombreux femmes et hommes exercent cependant ce travail de manière consentante. Certain(e)s viennent de former le collectif UTSOPI (Union des travailleurs/euses du sexe organisé-e-s pour l’indépendance) en vue de changer les mentalités.

Il est évident que dans ce débat, il faut donner la parole aux personnes intéressées: les travailleurs/euses du sexe (TDS). Vouloir faire le bien d’autrui est très généreux, mais l’honnêteté intellectuelle exige de demander son avis. Il est insupportable que les mouvements abolitionnistes prétendent imposer leur propre image de la femme et dicter au citoyen la meilleure façon d’avoir une relation sexuelle, gratuite, de préférence à payante. Comme le dit l’anthropologue Gayle Rubin: «Le sexe est l’un des rares domaines dans lesquels l’impérialisme culturel passe pour une position progressiste. L’idée qu’il y aurait un type de rapport sexuel supérieur à tous les autres affecte la pensée de la gauche aussi bien que celle de la droite»(1). Cette démarche est d’une violence symbolique énorme, puisque pour ce faire, les abolitionnistes nient complètement la parole des TDS en leur signifiant qu’elles sont des victimes, tellement aliénées qu’elles n’en ont même pas conscience. Ces personnes que l’on peut qualifier, à l’instar du sociologue Howard Becker, d’«entrepreneurs de morale», exercent sur les putes une autre forme de domination.

Pas des esclaves

Il faut arrêter la manipulation des idéologues abolitionnistes et séparer une fois pour toutes les termes d’«esclavage» et de «prostitution». Le premier relève de la criminalité organisée, l’autre d’une activité indépendante. La comparaison avec l’esclavage est amusante: celui-ci consiste à obliger un être humain à travailler sans le payer. La prostitution consiste à reconnaître que le sexe peut faire l’objet d’un commerce et être payé. Paradoxalement, ce qui transforme les prostituées en esclaves, c’est le fait d’être payées!

Il faut séparer une fois pour toutes les termes d’ »esclavage » et de «prostitution».

Certes, on se prostitue pour de l’argent, mais si tous ceux qui sont obligés de travailler étaient considérés comme des esclaves, il ne resterait que quelques rentiers pour se prévaloir du statut d’hommes libres. Curieusement, on ne se montre jamais aussi furieusement anticapitaliste qu’avec la prostitution. Lorsqu’il y a des suicides dans certaines entreprises, faut-il empêcher les gens d’aller y travailler? Non, la solution se trouve dans une meilleure protection des salariés.

Changer les lois

En Belgique, la prostitution est légale, mais tout ce qui permet son exercice est illégal. Sont accusés de proxénétisme tous ceux qui fournissent des services aux prostitué(e)s, leurs logeurs, ceux qui réalisent leur site, web, le journal qui publie leurs annonces, et même deux TDS qui travaillent ensemble. Ce proxénétisme de soutien doit être décriminalisé. On invitera à lire le manifeste d’Espace P (2) dont les revendications de changements législatifs rejoignent celles de nombreux TDS.

L’absence de reconnaissance juridique de la profession empêche les TDS de disposer d’une couverture sociale et de droits légitimes. Rester dans le flou juridique c’est donner une prime aux mafias. Les trafiquants ne sont pas intéressés par la légalisation. C’est la prohibition qui leur permet de gagner beaucoup d’argent. Sans statut qui les protège, les TDS sont fragilisé(e)s. Les violences de la société à leur encontre sont des atteintes aux droits de l’homme: droit à la libre circulation, droit au travail, au logement, à la sécurité tant juridique que sociale, etc.

Le projet abolitionniste refuse l’octroi de droits aux TDS, au seul motif de leur activité prostitutionnelle. Ne pas donner un statut protecteur aux TDS sous le prétexte idéologique que ce n’est pas un métier, mais une violence, comme le prétend la ministre des Droits des femmes, Madame Simonis, est pour le moins paradoxal. La prostitution ne cessera pas d’exister si on la criminalise ou si on pénalise les clients. «Permettre aux putes de choisir leurs conditions de travail, explique la TDS Morgane Merteuil, n’empêche pas de lutter contre celles et ceux qui voudraient les exploiter: depuis quand l’émancipation d’une population passe-t-elle par sa négation?»

Pas de la morale, mais des droits!

La seule manière de protéger les TDS est de les soumettre au droit social.

Tous les travailleurs ont droit à une protection, même pour des métiers particuliers. Leur refuser pour des raisons morales est inacceptable. Comme disait Léo Ferré: «N’oubliez jamais que ce qu’il y a d’encombrant dans la morale, c’est que c’est toujours la morale des autres.» Comme nous n’avons pas le choix entre un monde avec ou sans prostitution, mais entre une prostitution légale ou clandestine, la seule manière de protéger les TDS est de les soumettre au droit social.

Évidemment, il y aura toujours des TDS qui ne voudront pas rentrer dans un cadre légal dont de nombreux/euses TDS occasionnel-le-s. Le stigmate social de la prostitution est une barrière majeure. Les TDS ont peur de perdre leur anonymat et de s’exposer à leurs amis et leur famille. C’est d’ailleurs pour cela que dans les pays qui ont légalisé la prostitution, de nombreuses TDS restent dans illégalité.

Au Parlement européen, la recommandation de pénaliser les clients a été portée par Madame Honeyball (3). Son rapport a été dénoncé par rien moins que 560 (!) ONG (4) et 95 experts qui ont souligné l’inutilité et les dangers, notamment sanitaires, de la pénalisation des clients. Ils parlent de données biaisées, imprécises et réfutées, incluses dans le rapport Honeyball.

Dans les pays qui ont pris des mesures «antiputes», les conditions de travail des TDS sont désastreuses. Elles se réfugient dans les périphéries des villes, sans protection sauf celle des macs ravis de cette aubaine. Les putes ayant disparu de la vue des belles âmes, celles-ci sont ravies. La société est sauvée! Et tant pis si la vie des TDS est devenue impossible.

Comme le dit Élisabeth Badinter: «À ceux qui seraient tentés de prendre des mesures coercitives contre toute prostitution, nous voudrions rappeler le devoir de modestie et d’écoute qui caractérise la démocratie. L’objectif à poursuivre n’est pas la légalisation de la morale, mais de venir en aide à celles qui veulent en sortir et de respecter les autres. Toute loi qui se ferait sans elles ou contre elles serait par avance frappée d’illégitimité.»­ (5)

 


(1) Gayle Rubin, Surveiller et jouir. Anthropologie politique du sexe, Paris, Epel, 2010.

(2) «Manifeste pour une approche plus juste des métiers du sexe», mis en ligne en 2013 sur http://espacep.be.

(3) Députée européenne britannique, Mary Honeyball est membre de la commission des droits de la femme et de l’égalité des genres. (Source: Wikipédia)

(4) Organisations pour la décriminalisation de la prostitution (liste non exhaustive): les Nations unies, le Programme des Nations unies pour le développement ONUSIDA et ONU Femmes, Médecins du monde, Amnesty International, Act Up-Paris, le Planning familial, Aides, l’OMS et la Commission nationale consultative des droits de l’homme.

(5) Élisabeth Badinter dans Le Monde, 31 juillet 2002.