Espace de libertés – Mars 2016

«La réalité de l’esclavage a changé»


Dossier

Un entretien avec Michèle Hirsch

Bien connue comme avocate pénaliste, grâce notamment à l’affaire Wybran à laquelle «Espace de Libertés» a fait écho, Michèle Hirsch a été, dans une autre vie, amenée à travailler sur les questions de prostitution dans le cadre de ses activités académiques à l’ULB.

Michèle Hirsch a collaboré, en compagnie notamment de Françoise Tulkens, à une commission parlementaire d’enquête sur la traite des êtres humains présidée par Johan Vande Lanotte, en 1993. Cette a débouché sur l’adoption de la loi sur la traite (1), dont les articles 2 et 3 concernent directement la prostitution. «C’est dans ce cadre-là que je me suis vraiment intéressée à la question de la prostitution forcée, du trafic d’êtres humains et de la pénalisation ou non de la prostitution», se souvient Michèle Hirsch. «La commission parlementaire avait été créée à la suite d’un très grand scandale en la matière; un véritable esclavage auquel étaient livrées des femmes venant de l’étranger et que l’on contraignait à se prostituer. C’était une situation qui avait été dénoncée notamment par le roi Baudouin, à l’origine, d’une certaine manière, des travaux de la commission parlementaire. Chris De Stoop, un journaliste du Knack, avait écrit un livre où il dénonçait un trafic de femmes à des fins d’exploitation sexuelle (2).»

Espace de Libertés: Les travaux de la commission ont-ils abouti à quelque chose de concret?

Michèle Hirsch: Ils ont abouti à une loi. L’idée était, au niveau de la loi, d’essayer de sortir d’une hypocrisie de notre système législatif. Il faut distinguer la prostitution forcée et la prostitution libre.

Cette loi est-elle est appliquée? Y a-t-il eu des condamnations prononcées?

Nous sommes, en Belgique, dans un système où la prostitution n’est, en théorie, pas pénalisée. Par contre, tous les comportements qui entourent la prostitution le sont. En d’autres termes, la personne qui se prostitue n’est pas susceptible d’être poursuivie; mais qu’elle le fasse savoir, qu’elle le fasse avec d’autres ou qu’elle s’organise constitue une infraction à la loi pénale. Donc on est dans une hypocrisie totale. À la suite des travaux de la commission, on avait modifié la loi pénale pour permettre à une prostituée de vivre avec un compagnon, un mari, d’avoir une vie familiale. Parce qu’avant cette modification, celui qui vivait avec une personne prostituée était considéré comme «souteneur» et à ce titre, sanctionné de la même façon qu’un proxénète.

Et cette disposition a été abrogée?

Oui, elle a été abrogée. Le souteneur est sorti du Code pénal grâce aux travaux de la commission. Est également sorti du Code pénal le fait de louer un local pour se prostituer. On a dit aussi qu’il fallait sanctionner si le prix de la location était anormal. Mais à un prix normal, on peut louer un local à une personne qui se prostitue. Ces dispositions devaient permettre une dépénalisation de la prostitution libre, mais dans la réalité, on a continué à la poursuivre. Par ailleurs, certaines communes de Bruxelles prélèvent des taxes sur la prostitution de manière évidente.

À la manière d’un proxénète, en quelque sorte?

Non. Il n’y a pas lieu de dire proxénète parce qu’en réalité, la prostitution est une activité qui génère des revenus; un travail donc! Pour des raisons de sécurité, s’organiser est primordial car il est trop dangereux de ne pas le faire. Mais quand les communes prélèvent une taxe sur la longueur des façades, sur le nombre de vitres, sur le nombre de serveuses, ça devient une source importante de revenus. Les travaux de la commission ont aussi créé un accès à des lieux d’hébergements destinés aux victimes qui acceptaient de déposer plainte. Il y a plusieurs organisations qui hébergent les femmes ou les hommes victimes de la traite. Celles qui osaient dénoncer des proxénètes et des trafiquants d’êtres humains avaient accès au territoire, étaient protégées et pouvaient bénéficier de l’anonymat. Parce qu’à l’époque, il y avait véritablement de la prostitution forcée, impliquant des mineures, avec passeports confisqués et avortements de force.

© Stéphanie PareitLa situation actuelle a beaucoup évolué à cet égard?

Il faut interroger les gens qui s’occupent de ces maisons actuellement. Je crois savoir que le nombre de femmes victimes de la traite et de la prostitution forcée a vraiment diminué. Cela dit, il y a d’autres manières de contraindre. Il faut vérifier quelle est la réalité auprès de PAG-ASA (3) et de ce type d’organisations là. Je pense que depuis la commission parlementaire, la réalité de l’esclavage a changé substantiellement.

Mais le contexte légal reste toujours d’une grande hypocrisie?

En ce qui concerne la prostitution libre, oui, parce qu’il y a une confusion entre la prostitution sous contrainte et celles et ceux qui se prostituent parce que c’est une source de revenus. Il n’y a pas de contraintes, il n’y a pas d’exploitation, il n’y a rien d’autre que la volonté de se prostituer. Même si c’est pour des raisons purement économiques. Peu importe en réalité, c’est fait librement et volontairement. On s’interroge parfois dans certains milieux et c’est un vrai débat. C’était à l’époque où les organisations féministes et des droits de l’homme rejoignaient des organisations catholiques dans un discours sur le véritable choix que l’on fait de se prostituer. Pour ma part, je considère que c’est un choix de le faire ou de ne pas le faire, même si la situation économique peut vous amener à faire des choix que vous ne feriez pas si vous étiez riche.

Comment peut-on faire la distinction? Comment le client qui souhaite adopter un comportement éthique peut-il savoir si une prostituée est forcée ou non?

Avant de parler du client, je pense qu’il faut parler de la loi. C’est une manière aussi de faire émerger la prostitution forcée de la prostitution libre que de légaliser les services sexuels librement consentis. Cela implique aussi des droits pour les prostitué-e-s libres et des devoirs. Puisque c’est un travail, une source de revenus, il faut une structure administrative, le paiement d’impôts, etc. Imaginons que ce soit légalisé comme en Hollande. Comment distinguer la prostitution forcée de la prostitution libre? De la même manière que l’on distingue le travail forcé du travail libre. Dans les ateliers de confection clandestins où on attache littéralement des travailleurs à leurs machines, où on ne les paie pas et où ils ne sont pas déclarés, personne ne se demande comment on va prouver que c’est du travail forcé. Il en va de même pour la prostitution forcée. C’est par exemple ame­ner des fem­mes ou des filles, parfois très jeu­nes, à avoir des relations sexuelles et à se prostituer dans des conditions indignes, alors les clients savent parfaitement où ils sont. Dans la prostitution libre, si une femme est violée, elle va s’adresser à la police et elle déposera plainte. Dans la prostitution forcée, c’est clair que ce n’est pas le cas parce que les femmes sont séquestrées, surveillées. Le client dans la prostitution forcée doit être poursuivi de la même manière qu’il l’est actuellement dans la prostitution des mineurs.

Mais finalement, la prostitution libre ne l’est qu’à partir du moment où il y a un cadre légal qui l’autorise. Est-ce le cas?

Mais non, c’est pour ça que je dis qu’il y a une hypocrisie générale. Il y a quelques années, dans certains quartiers de Bruxelles qu’on voulait vider de la prostitution, on arrêtait les prostituées tous les jours, elles passaient la nuit au commissariat et on les libérait le matin. Il y avait des brimades et ça se faisait de manière répétée. Mais il y a d’autres problèmes, notamment au niveau des droits des personnes qui se prostituent aussi et au niveau du prix des loyers pour lesquels elles n’ont pas de recours en cas d’abus. Même si la loi le prévoit.

Évidemment, aucun homme ou femme politique ne va prendre le risque électoral de déposer un projet de loi encadrant le métier des prostituées.

Pourtant, dépénaliser totalement la prostitution permettrait de faire émerger la prostitution forcée et la traite des êtres humains et de gérer, au niveau pénal, les vraies priorités. Tant que ce n’est pas le cas, on est dans la confusion et donc dans l’arbitraire. Qu’est-ce qui est permis, qu’est-ce qui ne l’est pas plus? Personne ne le sait.

 


(1) Loi du 13 avril 1995 contenant des dispositions en vue de la répression de la traite et du trafic des êtres humains.

(2) Chris de Stoop, Ze zijn zo lief, meneer. Over vrouwenhandelaars, meisjesballetten en de bende van de miljardair, Leuven, Kritak, 1993.

(3) L’ASBL procure une assistance humanitaire aux victimes de la traite et lutte contre les réseaux d’exploitation. Cf www.pag-asa.be.