«Mon corps est à moi»; un des slogans les plus révolutionnaires du XXe siècle. Les féministes ont politisé le privé car «le privé est politique». Le choix des femmes était au cœur des débats. Contraception libre, recours à l’interruption volontaire de grossesse, criminalisation du viol… sont autant d’acquis qui scandent l’histoire de l’émancipation des femmes et de leur corps.
Des acquis et des droits qui bouleversent notre quotidien et qui font que les femmes deviennent des citoyennes comme les autres; les femmes ont obtenu la liberté de disposer de leur corps. Aujourd’hui, même si ces acquis sont bien réels, des questions restent ouvertes et de nouveaux enjeux éthiques font surface. Et posent aux féministes et aux laïques bien des questions. Comment gérer les dons d’organe? Comment se positionner face à la GPA? Comment protéger les «travailleuses»? Comment éviter la spirale infernale de la clandestinité?
Un débat qui divise les mouvements féministes…
Les prostituées représentent bien une épine à notre conscience d’individus libres et de féministes.
Les débats autour de la prostitution déchirent les féministes depuis bien longtemps. Non pas qu’elles prônent une prostitution libre et épanouie. Mais si certaines luttent toujours pour l’abolition pure et simple de la prostitution, d’autres leur objectent qu’il est impossible dans notre société actuelle de faire disparaître ce phénomène et qu’il serait plus judicieux de protéger au mieux les prostituées. Le débat est difficile et suscite toujours bien des polémiques. Les prostituées sont les grandes oubliées des nombreuses conquêtes émancipatoires. La liberté serait donc une valeur à géométrie variable. Elles représentent bien une épine à notre conscience d’individus libres et de féministes. Un exemple parmi tant d’autres: les femmes belges ont accédé au suffrage communal juste après la Première Guerre mondiale. Toutes? Non. Les prostituées seront les seules citoyennes à en être explicitement exclues.
… et la société
Ces débats houleux, voire quelquefois totalement impossibles à mener, ne sont pas récents. Abolitionnistes et réglementaristes s’opposent depuis bien longtemps et les arguments ne varièrent guère avec le temps. Soit on réglemente, on surveille, on médicalise et on examine. Soit on abolit, on interdit, on réprime et on criminalise. Le réglementarisme part du principe que la prostitution est un mal nécessaire, comme le formulait déjà en 1836 le médecin français Parent-Duchâtelet: «Les prostituées sont aussi inévitables dans une agglomération d’hommes que les égouts, les voiries et des dépôts d’immondices […] parce qu’elles contribuent au maintien de l’ordre et de la tranquillité dans la société». La formule aura son succès. Les prostituées sont donc supposées protéger la famille en permettant aux hommes d’assouvir leurs besoins «bien naturels» de façon discrète et «saine», en médicalisant les prostituées afin de ne pas propager les maladies vénériennes. Devant un tel cynisme, des partisan-e-s de l’abolitionnisme, d’abord en Angleterre puis en Belgique, réclament la suppression pure et simple de la prostitution dès la fin du XIXe siècle. D’origine protestante, cette réaction abolitionniste dénonce la traite des êtres humains qu’on appelait alors la «traite des blanches». Prônant une prohibition complète de la prostitution, l’abolitionnisme considère la prostitution comme une maladie dont la société tout entière doit être guérie. L’enjeu est de taille. La double morale de notre société est alors décriée, concédant aux hommes des pulsions sexuelles irrépressibles et «normales» alors que les femmes doivent chasteté et fidélité. Ce mouvement prend pour acquis que les prostituées sont des victimes, «tombées» dans le «vice» qu’il faut aider à «relever», à «sauver». Le ton moralisateur peut quelquefois être fort dérangeant.
Ce que veulent les prostitué-e-s
On le voit, si les termes du débat ont quelque peu évolué, les arguments avancés n’ont guère changé avec le temps. Mais aujourd’hui et très certainement depuis les années 70 et le néoféminisme, des prostituées se sont regroupées, certaines revendiquant un libre choix et considèrent qu’elles sont des travailleuses comme les autres avec des droits. Des associations de protection ont vu le jour. Elles aident les prostituées au quotidien, à se défendre face aux violences inhérentes. Elles réclament le droit au travail sexuel. Elles aident surtout les prostituées, longtemps absentes des débats sur la prostitution, à prendre la parole. Elles nous reprochent d’ailleurs souvent – et peut-être pas à tort – de parler à leur place. Les écouter est essentiel. Mais ici encore, les récits divergeant entre libre consentement ou choix consenti et récits douloureux. Des histoires comme celle de Rosen Hircher, une ex-prostituée qui vient de parcourir quelque 700 km en France pour réclamer une législation répressive à l’égard des clients et qui compare la prostitution à une «mort lente». Les récits divergent et soulignent à l’envi la diversité des histoires et des parcours individuels.
Domination et exploitation, les ennemis du libre choix
Les législations en vigueur en Europe varient énormément d’un pays à l’autre et évoluent rapidement. La solution miracle ne semble pas exister. Abolir? Réglementer? Pénaliser le client, un homme? Détruire l’industrie du sexe? Car ne nous leurrons pas, il s’agit bien d’une industrie de plus en plus mondialisée et qui rapporte gros, de plus en plus gros: le chiffre d’affaires annuel dépasserait les 60 milliards d’euros. Et même si des hommes se prostituent également, la grande majorité des prostitués sont bien des femmes et c’est parce que femmes qu’elles sont prostituées. Ce rapport de domination ne doit jamais être oublié. N’oublions pas que parler de liberté ou de droit à disposer de son corps implique nécessairement de «nier le rapport de domination et d’exploitation». La liberté de vendre son corps à d’autres est intégrée aujourd’hui dans un vaste marché néo-libéral… L’invention de la notion de «service sexuel rémunéré» n’est, de ce point de vue, en rien anodine.
Épris de liberté et de laïcité, nous devons constater la nécessité urgente d’un débat serein et au moins nous accorder sur la défense de droits acquis et de revendications communes: refuser qu’une personne soit contrainte de se prostituer pour se nourrir, pour payer ses études ou sous la contrainte, et refuser la répression et la violence dont les prostituées sont les premières victimes. Osons débattre, y compris nécessairement avec les prostituées, et n’oublions pas, comme le souligne Mona Chollet, que «le meilleur moyen de lutter contre la prostitution ne serait-il pas encore d’éviter que les femmes y soient poussées par la détérioration de leurs conditions de vie? » (1)
(1) Mona Chollet, «L’utopie libérale du service sexuel», dans Le Monde diplomatique, septembre 2014.