Espace de libertés | Novembre 2020 (n° 493)

Santé mentale : préserver les lieux du lien


Dossier

La santé mentale n’est plus appréhendée sous le prisme de la folie ni de la maladie. Elle se décline aujourd’hui dans sa version positive, comme un état de bien-être psychique auquel l’ensemble de la population doit pouvoir aspirer1. Encore faut-il pouvoir accéder aux soins et les accepter.


Les frontières de la santé mentale s’ouvrent depuis plusieurs décennies. Les problèmes ressortant de son territoire se sont multipliés : dépression, anxiété, obésité, assuétudes, burn out, etc. Et les professions qui y interviennent se sont diversifiées. À la psychiatrie se sont ajoutés, par exemple, la psychologie, le travail social et l’ergothérapie. Ces problèmes et ces professions se rencontrent dans des structures qui, elles aussi, se sont différenciées. Les hôpitaux psychiatriques, les centres de santé mentale, les maisons de soins psychiatriques et les initiatives d’habitations protégées figurent parmi les principales structures reconnues en Belgique. Dernières en date : les équipes mobiles de traitement aigu, chronique ou de réhabilitation repoussent les frontières de l’intervention en allant à la rencontre des personnes dans leur environnement de vie.

La logique qui guide l’ouverture du territoire de la santé mentale porte, en effet, le nom de désinstitutionnalisation. Au-delà des murs qui isolent les hôpitaux psychiatriques du reste de la société, et au-delà des règles qui les gouvernent, l’intervention doit autant que possible se dérouler dans le milieu de vie et selon des règles flexibles – on dit alors « modalités » –, adaptées aux besoins de la personne.

Entre inclusion et exclusion

La personne, plutôt les personnes ! Celles qui souffrent de problèmes de santé mentale. Celles qui les nomment à leur manière, recourent ou ne recourent pas aux structures. Ces personnes font partie du territoire. Pas un professionnel de la santé mentale ne les a oubliées. Chaque jour, ils et elles travaillent avec elles. Et toutes les politiques l’ont affirmé : la personne doit être au centre ! Et pourtant. Il n’est pas toujours aisé d’accéder aux structures et de transiter entre les structures et le milieu de vie, au détriment de l’inclusion sociale, finalité des politiques de désinstitutionnalisation. Certaines personnes n’y accèdent pas du tout. Elles sont exclues des services, particulièrement à Bruxelles. Et l’actuelle politique belge de santé mentale, initiée en 2010 et connue sous le nom de « réforme 107 », n’améliorerait pas leur situation2. Cette réforme promeut l’inclusion sociale des personnes souffrant de problèmes de santé mentale par le renforcement des collaborations entre les services existants et par le développement de soins de santé mentale ancrés dans l’environnement de vie et centrés sur les besoins des personnes, offerts notamment par les équipes mobiles.

Mais alors qui sont les personnes exclues des soins ? Pourquoi ? Comment ? Ces questions étaient à l’origine de la recherche « Parcours.Bruxelles »3 qui a tenté d’y répondre en s’intéressant aux parcours de vie et de soins des Bruxellois et des Bruxelloises, par l’intermédiaire de rencontres avec les personnes dans et hors soins, autant qu’avec les professionnels.

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Les personnes qui n’accèdent pas aux différents services ont, pour la plupart, des problèmes décrits comme « complexes ». Cette complexité renvoie à l’imbrication de problèmes physiques, dont le handicap et les maladies chroniques, de problèmes psychiques et de problèmes sociaux, notamment l’absence de logement, les séjours irréguliers et la précarité. Lorsque ces différents problèmes sont présents simultanément, les personnes ne satisfont pas aux critères d’admission dans les services. Le fait d’avoir des papiers « en ordre » ou un logement conditionne effectivement l’accès à une grande part des services.

Cette description statique de la situation des personnes exclues des soins de santé mentale, quoique claire, est très insuffisante. Parce qu’elle ne questionne ni la création de ces situations, dans et par les parcours, ni ses conséquences sur les relations qu’entretiennent les personnes avec la santé mentale. En effet, pour accéder aux soins, encore faut-il souhaiter y recourir. Or, beaucoup y renoncent pour des raisons de stigmatisation4.

Là où la santé mentale se fait et se défait

Les parcours des personnes rencontrées à Bruxelles ont en commun trois bifurcations, correspondant à trois sphères dans lesquelles la santé mentale se fait et se défait dans et par les interactions quotidiennes, dans et au-delà des soins.

Première bifurcation : le travail. « Aujourd’hui, tu trouves un travail et t’as un burn out, mais si t’en trouves pas, tu deviens psychotique », témoigne un Bruxellois rencontré dans le cadre de « Parcours.Bruxelles ». Les personnes sans emploi et ou sans domicile associent leurs problèmes de santé mentale à leurs difficultés d’intégration sur le marché du travail. Mais les personnes dont l’expérience professionnelle est plus longue élaborent aussi sur le travail, en ce compris la nature du travail, la charge de travail, et les relations avec les collègues et les supérieurs hiérarchiques. Si le travail peut défaire la santé mentale, il pourrait aussi la refaire. Parce que le travail donne « une place dans la société ». Mais problèmes de santé mentale, objectivés par un diagnostic, et « place dans la société » ne vont décidément pas bien ensemble : »Si l’on veut trouver un travail, il ne faut surtout pas parler de psychiatrie. » Ouvrir une brèche dans les murs des hôpitaux psychiatriques ne suffit donc pas à rompre l’exclusion sociale.

Deuxième bifurcation : le logement. « C’est juste impossible d’avoir un parcours de rue […] sans, à un moment donné ou à un autre, tomber dans une forme de mal-être psychique », constate la directrice d’une maison d’accueil. L’absence de logement, même temporaire, est associée à l’émergence de problèmes de santé mentale. Inversement, l’existence de problèmes de santé mentale entrave l’accès au logement, soit que les revenus de la personne deviennent insuffisants pour prétendre à se loger à Bruxelles, soit à la suite de discrimination de la part des bailleurs : « Ne (leur) dites jamais que vous avez un problème psychiatrique. Jamais ! », conseille le directeur médical d’un hôpital psychiatrique.

Troisième bifurcation : le réseau social. L’exclusion de l’emploi et du logement défait la santé mentale par voie d’exclusion sociale. Les personnes qui n’ont pas ou plus de liens avec leur réseau social proche, leur famille ou leurs amis, le reconstruisent parfois. Certaines se tournent vers les associations d’usagers et de proches. D’autres vers des lieux de culte. D’autres encore fréquentent des associations sociales et culturelles, que nous avons appelées les lieux du lien.

Une différence dans le parcours

Aux frontières du territoire de la santé mentale, dont ils ne font pas formellement partie, les lieux du lien marquent une différence dans le parcours des personnes qui refusent, en tout ou en partie, leur appartenance à ce territoire. Pourquoi ce refus ? Parce que les bifurcations ont fait leurs parcours et qu’elles rejettent en conséquence l’attribution d’un rôle de patient, de « fou » ou de « malade mental », que semblent leur proposer les structures de soin. Et comment les lieux du lien marquent-ils une différence ? En dissolvant volontairement ou, tout du moins, en relativisant les catégories sociales et ou diagnostiques que « portent » les personnes5. Les lieux du lien sont ouverts au public et explicitement orientés vers l’intégration des personnes ayant un historique de contacts avec les soins de santé mentale. Ils ont une position centrale et sont facilement accessibles à quiconque souhaiterait s’y arrêter.

Les lieux du lien ne portent pas d’injonction à la culture ou à la sociabilité. Ils sont avant tout des espaces ouverts et flexibles. De plus, ils ne prétendent pas se substituer aux structures de santé mentale, quelles qu’elles soient. Ils sont plutôt « l’envers » d’un territoire dont les structures de soins sont « l’endroit ». Ils offrent une alternative et la possibilité d’une alternance entre des rôles, sociaux et de patient, qui vont toujours très mal ensemble.

En septembre 2020, le cabinet du Ministre Marron a lancé un appel à projets, notamment destiné aux structures de soins de santé mentale, pour créer de nouveaux lieux du lien. Ils feront partie du territoire de la santé mentale en Région de Bruxelles-Capitale. À l’endroit, pourront-ils encore proposer un « envers » ?


1 « The European Mental Health Action Plan 2013-2020 », World Health Organization, 2015.
2 Sophie Thunus et al., « Strengths, Weaknesses, Gaps, and Overlaps in the Current Mental Health Care Supply : A Focus Group Study », dans Patriek Mistiaen et al. (eds), « Organisation of Mental Health Care for Adults in Belgium », Bruxelles, KCE, 2019.
3 Carole Walker, Pablo Nicaise et Sophie Thunus, « Parcours.Bruxelles. Évaluation qualitative du système de la santé mentale et des parcours des usa­gers dans le cadre de la réforme Psy 107 en Région de Bruxelles-Capi­tale », Observatoire de la santé et du social, 2019.
4 « The European Mental Health Action Plan 2013-2020 », op.cit
5 Carole Walker, Sophie Thunus (2020). Meeting Boundaries : Exploring the Faces of Social Inclusion Beyond Modern Mental Health Systems. Social Inclusion, 8(1), pp. 214-224.