Espace de libertés | Septembre 2014 (n° 431)

Des vertus humanistes de la bête


Dossier

Le poète français Paul Valéry écrivait dans « La Soirée avec Monsieur Teste»: «La bêtise n’est pas mon fort». Être bête, c’est être primitif, dénué de rationalité et de sensibilité, bref c’est être animal. Or, non seulement les bêtes sont très loin d’être bêtes, mais le rapport homme/animal devient peu à peu une question centrale, tant sur le plan intellectuel que sur celui des attitudes pragmatiques vis-à-vis de notre environnement.


L’homme est un animal enfermé à l’extérieur de sa cage. Il s’agite hors de soi.

Paul Valéry

Par notre mode de vie de plus en plus urbanisé, nous perdons progressivement le contact avec la nature et avec le monde agricole. Comme l’exprime si bien Michel Serres, la grande mutation civilisationnelle, c’est le passage en moins d’un siècle d’un univers rural rythmé par les cycles des jours et des saisons et par des traditions immémoriales à l’affairement perpétuel de l’existence industrieuse de la cité. Dans cette brisure des mœurs, l’animal est un curseur. Attachement, fascination et exploitation.

L’homme, ce superhéros

La frontière entre humanité et animalité s’amenuise au fil des recherches des éthologues, des biologistes et des philosophes. L’homme, animal ration- nel pour Aristote, créature de Dieu, âme et corps mus par le libre arbitre, reflet des structures puis production de neurones. L’animal, dans la pensée occi- dentale, se résumait jusqu’il y a peu à la formule de Descartes, une machine. Un être dépourvu de raison, de langage, de sensibilité, de pudeur, de rire. Pas comme l’homme, jeté hors de sa nature, capable de perfectibilité selon Rousseau et Kant, voire de liberté selon Sartre. Pour construire cette figure humaine là, il y a avait un prix à payer : l’élaboration d’un animal doué d’une intériorité impénétrable. L’animal-machine était donc une chose, un bien meuble selon les catégories du droit, donc privé de tout droit.

Or, en ce début de XXIe siècle, le débat sur la frontière entre l’homme et l’animal rebondit de manière spectaculaire. Il devient progressivement une question cruciale qui interroge notre propre essence, celle du vivant, et notre rapport à la nature et aux écosystèmes. L’exceptionnalité de l’homme au sein du monde est remise en cause. Bouleversement considérable depuis des millénaires où l’humain, tel Prométhée, avait comme inéluctable destin de dominer et de maîtriser la nature.

Rebondissement grâce aux recherches et aux réflexions des savants sur «nos frères d’en bas», comme disait Clémenceau, qui fissurent le bel édifice entre un homme empli de rationalité et le reste du vivant, végétal et «bête». De Vinciane Despret à Peter Singer, d’Élisabeth de Fontenay à Boris Cyrulnik, de Pascal Picq à Philippe Descola, de Dominique Lestel à Jean Birnbaum, nombre d’intellectuels, sous des angles très divers, mettent le propre de l’homme à rude épreuve et reconnaissent à l’animal le caractère d’êtres vivants et sensibles comme le proclame le manifeste de 24 intellectuels pour un changement juridique du statut de l’animal auquel l’Assemblée nationale française n’est pas restée insensible. Contre un archaïsme millénaire, amplifié par l’industrialisation et l’urbanisation, « la science a prouvé l’aptitude des animaux à ressentir de la peine, du plaisir ou de la douleur… que les humains partagent avec au moins tous les vertébrés ». La cause animale devient bien un enjeu sociétal majeur.

L’abeille et la bête

Mais, pourquoi donc se soucier de « nos frères inférieurs » ? Les priorités ne sont-elles pas ailleurs face aux dam- nés de la terre et aux peuples qui som- brent ? Je crois exactement le contraire
« L’homme est un animal enfermé à l’extérieur de sa cage. Il s’agite hors de soi. »

Paul Valéry
Par notre mode de vie de plus en plus urbanisé, nous perdons progressive- ment le contact avec la nature et avec le monde agricole. Comme l’exprime si bien Michel Serres, la grande muta- tion civilisationnelle, c’est le passage en moins d’un siècle d’un univers rural rythmé par les cycles des jours et des saisons et par des traditions immé- moriales à l’affairement perpétuel de l’existence industrieuse de la cité. Dans cette brisure des mœurs, l’animal est un curseur. Attachement, fascination et exploitation.

L’homme, ce superhéros

La frontière entre humanité et ani- malité s’amenuise au fil des recherches
Par Jean Cornil Essayiste

des éthologues, des biologistes et des philosophes. L’homme, animal ration- nel pour Aristote, créature de Dieu, âme et corps mus par le libre arbitre, reflet des structures puis production de neurones. L’animal, dans la pensée occi- dentale, se résumait jusqu’il y a peu à la formule de Descartes, une machine. Un être dépourvu de raison, de langage, de sensibilité, de pudeur, de rire. Pas comme l’homme, jeté hors de sa nature, capable de perfectibilité selon Rousseau et Kant, voire de liberté selon Sartre. Pour construire cette figure humaine là, il y a avait un prix à payer : l’élaboration d’un animal doué d’une intériorité impénétrable. L’animal-machine était donc une chose, un bien meuble selon les catégories du droit, donc privé de tout droit.

Or, en ce début de XXIe siècle, le débat sur la frontière entre l’homme et l’animal rebondit de manière spectaculaire. Il devient progressivement une question cruciale qui interroge notre propre essence, celle du tant les raisons pour tisser des liens entre la dignité de l’animal et notre propre sauvegarde m’apparaissent multiples. Un exemple ? La disparition actuelle de nombreuses espèces, le recul tragique de la biodiversité par la perturbation des cycles naturels qu’ils entraînent posent et vont poser à l’homme de redoutables défis. L’extinction progressive des abeilles fera de la pollinisation une difficulté cardinale pour l’avenir. Se retrouver seul avec des saumons d’élevage ou des poulets de batterie va confronter l’homme, comme le suggère Jacques Julliard, à une forme de « solipsisme, de l’espèce voisin de la folie». Car, outre son rôle dans l’alimentation et le travail, l’animal est une dimension centrale de notre imaginaire.

La reconnaissance de l’homme par l’homme passe par la reconnaissance de l’animal par l’homme

L’exploitation de la nature, et singulièrement des espèces vivantes, ressort plus encore de la même logique de l’asservissement des hommes entre eux. « La reconnaissance de l’homme par l’homme passe par la reconnaissance de l’animal par l’homme ». Le naturaliste américain Mac Millan affirme : « Il faut sauver les condors, pas tellement parce que nous en avons besoin, mais surtout parce que pour les sauver, il faut développer les qualités humaines dont nous avons besoin pour nous sauver nous-mêmes. » C’est la grande leçon de l’écologie, science subversive car il y a un saisissant parallèle entre la domination des humains sur la plante et l’animal, de l’homme sur la femme, du civilisé sur le sauvage.

Rompre avec cette insularité anthropocentrique implique une révolution de notre logiciel mental et de nos pratiques prédatrices mais ouvre une fenêtre d’espérance sur une relation plus pacifiée entre les Homo sapiens et entre ceux-ci et leur mère nourricière, Gaïa. Rien de plus stupide donc que la rhétorique qui dénie toute pitié et toute empathie envers l’animal au motif que des enfants meurent dans les bidonvilles. C’est non seulement scientifiquement inexact mais aussi éthiquement discutable, comme si notre quantité de compassion était limitée et que notre empathie envers « les bêtes » nous empêchait par ailleurs d’en nourrir à l’égard des détresses de l’homme.

La fragilisation croissante de la frontière entre humanité et animalité sape les fondements de l’exceptionnalité de l’homme centrée sur deux critères, la seule créature formée à l’image de Dieu et la seule dotée de raison. Or, comme le rappelle Jacques Julliard : « Il n’y a pas de fondement rationnel, ni même raisonnable, à l’idée que la raison soit le seul fondement possible de la dignité d’un être vivant […] On s’est longtemps demandé si les bêtes avaient une âme. On se demande aujourd’hui si elles ont des droits. » Non seulement elles possèdent une âme, dont la recherche scientifique dévoile chaque jour un peu plus les mille subtilités, mais le droit évolue aussi en leur faveur. Fin d’une arrogance occidentale immémoriale ? Refus de la singularité de l’homme ? Non, répond Élisabeth de Fontenay : respecter la biodiversité n’enlève en rien la place singulière que l’humain occupe dans l’ordonnancement de la nature « à condition de reconnaître que cette singularité n’est pas un privilège mais une charge ».

Pour Claude Lévi-Strauss : « L’homme occidental […], en s’arrogeant le droit de séparer radicalement l’humanité de l’animalité […], ouvrait un cycle maudit, et la même frontière, constamment reculée, servirait à écarter des hommes d’autres hommes et à revendiquer au profit de minorités toujours plus restreintes le privilège d’un humanisme corrompu ». Prophétique manière d’exprimer la nécessité d’enfin mettre un terme au silence des bêtes.