Espace de libertés | Septembre 2014 (n° 431)

Favi, l’automanagement. Un entretien avec Jean-François Zobrist


Entretien

Début des années 80, Jean-Fran- çois Zobrist reprend la direction de la fonderie Favi basée à Hallencourt (France). L’entreprise fournit essentiellement des pièces pour le secteur automobile. Le patron va y implanter un management empli de bon sens, où l’ouvrier est la tête et le cœur du processus. Les médias adorent et s’en donnent à cœur joie : « fonderie favi, l’usine qui fait toute confiance… », « favi, l’usine sans chefs », « favi, l’usine sans hiérarchie », etc. Entre formules-chocs, paternalisme débonnaire, bon sens déroutant, capitalisme délégué aux ouvriers et humanisme de terrain, le discours de Jean-François Zobrist ne rentre dans aucune case et peut déranger. Mais il y a aussi la réalité des chiffres : ça marche depuis trente ans.

Espace de Libertés : Vous avez 23 ans quand vous prenez la tête de Favi, au début des années 80. Vous modifiez directement son fonctionnement ?

Jean-François Zobrist : Les Chinois ont un proverbe : « Le poisson pourrit par la tête ». Beaucoup d’entreprises essaient de travailler malgré le patron. Quand je suis arrivé, Favi tournait gentiment, personne ne m’a demandé de changer quoi que ce soit. Pendant quatre mois, je n’ai rien fait d’autre que me promener dans l’usine. Et j’y ai vu des choses aberrantes : un ouvrier qui attend des gants pendant 10 minutes, des tas de réunions inutiles, un patron qui ne sortait jamais de son bureau, un café payant à 40 centimes. Le temps que le type cherche sa monnaie, l’entreprise payait le même café 20 francs! En fonderie, ils fermaient la fenêtre alors qu’il faisait terriblement chaud. Pourquoi ? Parce que tous les jours à 15 heures, le contremaître notait la température, la moyenne mensuelle fixant la prime de chaleur! Les gars touchaient jusqu’à 25% de leur salaire en prime. C’était ridicule.

En septembre de la même année, j’ai croisé Liliane qui travaillait à la chaîne. Je lui ai demandé : « Vous vous sentez capable de contrôler vous-même votre production » ? Oui ? Alors c’est parti. J’ai supprimé le contrôle expédition des pièces. Et j’ai envoyé le contrôleur au bureau d’études. En responsabilisant tout le monde, on a très vite produit 20% de pièces en plus. Mais ce n’est pas cela qui m’a intéressé. Les femmes étaient mieux maquillées, les hommes se rasaient. Ils étaient heureux. J’ai alors compris qu’il n’y avait pas de performance sans bonheur. J’ai suivi mon instinct et j’ai généralisé le processus. Pour les salaires, j’ai proposé de faire une moyenne sur deux ans et de fixer le montant une bonne fois pour toutes. C’est passé au vote. Les cadres me sont tombés dessus parce que c’était le seul contrôle qu’ils avaient. J’avais déjà supprimé le pointage. Et là, on a fait 30% en plus.

Vous avez aussi restructuré l’entreprise…

J’ai mis fin à plusieurs niveaux hiérarchiques inutiles. Il restait les ouvriers et les leaders, eux-mêmes ouvriers cooptés par leurs pairs. Chaque leader gère une mini-usine dédiée à un client. J’ai supprimé les réunions, les reportings écrits, et donc 60% de temps des cadres.

Ce n’est plus du management, c’est du lâcher-prise.

Oui. Et tous les patrons qui l’appliquent ont un point commun : ils n’ont pas d’ego.

Outre cette confiance totale, il faut trouver un rêve partagé. À Favi, c’est de rester au village, à Hallencourt, et de faire toujours mieux et moins cher.

Enfin, il faut fixer des limites. Deux valeurs comme deux parois d’un couloir. Vous faites ce que vous voulez dans le couloir mais vous n’en sortez pas.

Chez nous, les valeurs sont: l’homme est bon, et quoi qu’on fasse, il doit y avoir un client interne ou externe derrière chaque geste. Une fois ces limites posées, il n’y a plus de contrôle. Aujourd’hui, l’Occident vit une fin de cycle basé sur le duo consommation/production. On n’a plus les moyens de payer le contrôle, on n’a pas d’autres choix que de faire confiance. Des coûts de contrôle font effondrer les boîtes. Les patrons travaillent les yeux rivés sur le résultat. Mais le résultat est la résultante, pas l’objectif. Quel est l’objectif de votre entreprise ? Moi c’est le bonheur de chacun.

Comment arrivez-vous à vous lancer dans des certifications comme l’ISO 14001 ou OHSAS 18001 (1), qui génèrent beaucoup d’administration ?

Ce n’est pas le cas. C’est ce qu’inventent les services de qualité pour prouver qu’ils servent à quelque chose. Vous savez que pour remplir les conditions des certifications, on vous envoie la liste des questions qu’on va vous poser 15 jours avant. Vous imaginez ça pour le bac ? C’est du rêve non ? Par jeu, on a toujours été les premiers en France. L’ISO 14001 en 1996, le QSE (qualité-sécurité-environnement) avant même les centrales nucléaires. On l’a fait par challenge collectif et parce que quand on est les premiers, on est les premiers à vie. On ne peut pas nous le reprendre. Au fur et à mesure, nous consolidons ce que nous avons. Pour Genichi Taguchi (statisticien japonais du XXe siècle, NDLR), si tu veux traverser une rivière, soit tu fais un pont et cela te prendra deux ans, soit tu cherches un gué. Mais la pierre la plus importante, c’est celle sur laquelle ton pied est posé. Tu dois la maîtriser. En France, nous avons tendance à automatiser sans maîtriser ce qu’on fait déjà.

Une fois sur la pierre, il faut aussi avoir cette capacité de penser à côté.

Oui. Tu ne peux pas innover dans la lignée de ce que tu fais. La république n’est pas fille de monarchie, et la société qui arrive ne sera pas fille du duo consommation/production. On ne doit pas essayer d’améliorer le système existant, ce serait faire perdurer un système caduc. Il doit s’effondrer.

Mais justement, on change de modèle de société avec d’autres valeurs. Mieux pour moins cher, ça sent un peu l’IKEA. Le consommable à tout crin, non ?

IKEA a permis à plein de gens de s’équiper à bon marché.

Avec une un nombre considérable d’emplois détruits…

Attends. Tes parents ou grands-parents, ils avaient un lit et une armoire pour la vie. IKEA a inventé le meuble consommable. C’était une forme de bonheur parce qu’on a cru à la possession. On change d’époque, on se tourne vers le frugal, des acquis plus immatériels, l’altruisme, et c’est très bien. Mais IKEA a donné du bonheur. Comme le McDo. Avec un SMIC à 650 euros par mois, tu as intérêt à manger pas cher. Aux USA, ce sont les fast foods qui permettent de te nourrir pour 2 dollars.

Pourquoi ne pas pousser la logique jusqu’au bout avec une entreprise partagée avec les ouvriers ?

On n’arrête pas de m’embêter avec ça. Pourquoi l’ouvrier ne possède-t-il pas d’actions? Parce qu’il ne le demande pas. Il règle sa machine, peut la modifier, peut changer de poste, choisir ses vacances, améliorer son quotidien. Nous sommes tellement déformés par le système capitaliste qu’on croit que le bonheur de l’élite est celui des ouvriers. À Favi, le même gars prospecte, décide, achète le matériel. Il a une idée ? Il en parle au directeur, négocie avec le fournisseur. Il n’y a pas de turn-over alors qu’il n’y a pas de plan de carrière. Il y a même l’inverse : des leaders sont fatigués de diriger et demandent après quelques années à redevenir ouvriers.

Et qui prend les décisions ?

Essentiellement les ouvriers ! Le budget, par exemple, est décidé par des groupes de travail réunis en mini-usines. Ils définissent les besoins en investissements, et excepté une fois, le montant global a toujours été inférieur au budget disponible. Je n’ai jamais eu à trancher. Des gens me parlent de prévisions à long terme, mais toutes ces prévisions se révèlent fausses.

Chez nous, les ouvriers reçoivent les commandes et engendrent 70% des gains de productivité. Selon Douglas McGregor (professeur de management au Massachusetts Institute of Technology, NDLR), la capacité d’innovation serait la même quelles que soient la culture et la formation. C’est faux. Moins on est cultivé, plus on est innovant parce qu’on ne connaît pas les interdits. Un ouvrier nous a fait gagner 120.000 opérations par jour.

À Favi, nous avons deux credo: « Celui qui fait sait » et « Le confort est productif ». Un problème n’a pas qu’une solution unique et parfaite. La solution est souvent une somme de solutions imparfaites qui s’additionnent. Tandis que l’ingénieur cherche la solution parfaite, l’ouvrier met en place une suite des solutions imparfaites. C’est cette suite qui deviendra la solution parfaite.

 


(1) La norme britannique BS OHSAS 18001 (pour British Standard Occupational Health and Safety Assessment Series) est un modèle de système de management de la santé et de la sécurité au travail. Source : Wikipédia