Il y a 60 ans paraissait «Histoire d’O» sous le pseudonyme de Pauline Réage. Publié à 600 exemplaires, ce roman allait provoquer le scandale, déchaîner la censure et, surtout, marquer l’histoire de «toutes les littératures». Récit des aventures d’un texte révolutionnaire, devenu classique.
Il y a une justice, du moins une logique. Grâce à la persuasion de Philippe Sollers auprès d’Antoine Gallimard, le Marquis de Sade est désormais édité dans la prestigieuse Pléiade. Le diable sur papier bible donc, le même sur lequel est imprimé le Code pénal. Mais il fut un temps où Jean-Jacques Pauvert, âgé de 20 ans, était traîné devant les tribunaux pour avoir osé publier Sade, jusqu’alors diffusé sous le manteau, et ainsi porté « atteinte aux bonnes mœurs ». C’était un temps d’obscurantisme moyenâgeux : en 1956. À l’époque, le très respecté Jean Paulhan, directeur de la NRF –qui ne passe pas précisément pour un repaire de pornographes sataniques acharnés à démolir l’ordre social– témoigna au procès en faveur de la défense : « Monsieur le Procureur a raison, “Sade est dangereux”. Pour preuve, j’ai connu une jeune fille qui, après l’avoir lu, est entrée au couvent ! » Au pays de Voltaire (mais aussi de Calas), le passionné et courageux Pauvert, soutenu par le grand littérateur Paulhan et défendu par le lumineux Me Maurice Garçon, doit une fois de plus ferrailler contre la censure. Deux ans plus tôt, les mêmes se sont battus pour la liberté des œuvres de l’esprit.
Le scandale de la vérité, c’est que la vérité fasse scandale.
Pour la littérature
Il y a 60 ans, en juin 1954, Pauvert publiait un roman sous une sobre couverture jaune : Histoire d’O, par Pauline Réage, avec une préface de Jean Paulhan. N’ayant pas les talents de concision d’un publici- taire, nous ne nous risquerons pas à résumer l’intrigue. Disons, pour schématiser, au risque de caricaturer, qu’une jeune femme, O, s’offre par amour corps et âme à un homme, trouvant dans cette soumission absolue, y compris sexuelle, l’assouvissement de ses désirs et d’une paradoxale liberté.
L’éditeur avait glissé un encart prophétique dans les premiers exemplaires, clamant : « Ce livre fera date dans l’histoire de toutes les littératures. » Le livre s’écoule pourtant à la peine, les libraires redoutant une saisie judiciaire. De fait, la censure se manifeste. Tels des Julots casse-croûte, Pauvert et Paulhan sont convoqués par la brigade mondaine. Objectif : leur faire cracher l’identité réelle de l’auteur. Face aux policiers, le premier se retranche derrière le secret professionnel, tandis que le second s’amuse beaucoup : « J’ai entendu le nom de Louise de Vilmorin, également celui de Lucie faure », lâche-t-il, citant ainsi l’épouse d’Édgar qui multiplie alors les allers-retours au gouvernement et en tant que président du Conseil… L’anonymat de l’auteur restera préservé mais le roman se verra interdit de toute publicité, d’affichage et de vente aux mineurs. L’œuvre littéraire, elle, est saluée par Georges Bataille et André Pieyre de Mandiargues.
Le mystère entourant la personne de l’auteur contribue alors à l’intérêt croissant que suscite le roman. Il se dit qu’il s’agirait d’une femme. Invraisemblable, selon François Mauriac qui assure dans L’Express que cette « littérature de pissotière » ne peut être due qu’à un « vieillard libidineux ». Gageons que l’hommage a arraché un sourire Pauline Réage, masque derrière lequel se cache Dominique Aury, de son vrai nom Anne Desclos, ci-devant membre du comité de lecture de Gallimard, membre de la NRF et du jury Femina. Certains voient dans le livre une facétie d’écrivains surréalistes, d’autres en attribuent la paternité au préfacier. C’est évident, puisque « Pauline Réage est la presque anagramme d’Égérie Paulhan »…
Amour farouche
L’interrogation sur le sexe de Réage –disons sur son genre pour être à la mode– est révélatrice des mœurs du temps. Car Histoire d’O revendique le plaisir sexuel féminin, le sentiment amoureux transcendant les voies pour y parvenir. «Le scandale de la vérité, c’est que la vérité fasse scandale », martelait Jean-Edern Hallier. Sans aucun doute est-ce là la raison du cataclysme engendré par Histoire d’O : sublimé par un enchantement littéraire, ce roman dit une vérité sur la femme qui trouve ici son émancipation personnelle dans l’attachement sentimental et le dévouement physique. Paulhan ne s’y est pas trompé, intitulant sa préface «Le bonheur dans l’esclavage» et dépeignant ce roman comme «la plus farouche lettre d’amour jamais écrite à un homme ». Cette lettre, précisément, lui était destinée. Par ce livre, Dominique Aury témoignait du plus profond serment d’amour à celui qui était alors son secret amant, tout en faisant acte littéraire. Voilà donc le secret dans le secret. Avec une sincérité empreinte d’une extrême pudeur, Pauline Réage s’est confiée à Régine Deforges. De leurs échanges naquit un livre d’entretiens O m’a dit, publié en 1975 par Pauvert. En septembre 2013, quelques mois avant sa disparition, il nous a été donné d’interroger Deforges à ce sujet. Réage-Aury a-t-elle voulu signifier qu’aimer, c’est tout donner à l’autre en ayant la certitude de ne manquer de rien? Sa confidente nuançait : « Hum… sûr qu’on ne manquera de rien, non. Aimer, c’est tout donner, savoir donner. C’est se donner, s’abandonner entre les mains de l’autre, l’être aimé. Cette rencontre a été très forte de part et d’autre. Elle m’incitait à prendre la parole: “On ne vous entend pas, ma petite enfant!” Elle fut la femme d’un seul livre, un livre écrit pour l’homme qu’elle aimait ».
Le manuscrit, soit 625 feuillets, a été rédigé à la mine de plomb, hormis les 81 dernières pages, au stylo à bille bleu. Pourquoi cet usage du crayon papier ? Aury confia, espiègle : « J’écrivais souvent au lit et… ça ne tache pas les draps. » Ce précieux document a appartenu à feu Gérard Nordmann, qui fut sans doute le plus fin collectionneur au monde de curiosa. Il fut vendu à Paris, le 27 avril 2006, par la maison Christie’s pour la somme de 85.000 euros. Son propriétaire, qui n’est pas connu, peut contempler la première ligne, écrite par Pauline Réage, à laquelle la main de Paulhan a ajouté l’initiale O: «Son amant emmène un jour O. se promener ».