Espace de libertés | Septembre 2014 (n° 431)

À l’heure où on se selfise et se twitterise pour faire vivre les marques et les ego, une nouvelle initiative fait, elle, exister les gens. Sur le web et sur le papier. Bienvenue dans la vraie communication 2.0!


Ils s’appellent Stéphane, Louis ou Françoise… Et racontent leurs tribulations. De routier surchargé par des horaires intenables, de fils d’ouvrier qui a vu papa en baver un maximum, ou de banlieusarde qui s’assume malgré les préjugés. Ces trois-là font partie du vivier d’écrivains amateurs (mais relus et corrigés par des pros) qui ont choisi de tout simplement « Raconter la vie». Du nom de ce nouveau projet, qui publie à la fois sur un site internet et dans une collection de livres brefs (généralement une centaine de pages) au format poche, pour certains textes dûment sélectionnés. Et ne porte comme ambition rien de moins que de créer un « Parlement des invisibles », comme le répète son fondateur, l’historien français Pierre Rosanvallon.

Tranches de vie

Du témoignage brut à l’analyse sociologique offrant recul et perspective, « Raconter la vie » accueille en parts égales tous les récits. Dans tous les genres et sur tous les sujets. Pourvu qu’ils soient liés à l’existence de ceux qui les écrivent. « Beaucoup de gens ont besoin de se raconter, ce n’est pas un secret.», nous précise L., qui a déjà signé quelques récits sous son nom, mais préfère garder l’anonymat quand elle nous parle, «parce que je veux que les gens ne me connaissent que via mes écrits ». « Certains utilisateurs ont juste besoin d’écrire pour la beauté ou le plaisir du geste! Moi, c’est carrément pour exister. Comme beaucoup de gens, je me suis d’abord tournée vers facebook ou Twitter. Pour me rendre compte de deux choses: d’abord, quoi que l’on en dise, ces réseaux sociaux ne permettent pas de dire grand-chose. Car ils constituent souvent juste une accumulation de slogans ou une démonstration d’egos plus ou moins exacerbés. Ensuite, du point de vue de ceux qui les consultent, le format court d’un tweet n’incite évidemment pas à la lecture en profondeur ou à l’échange. Bref, j’ai abandonné tout ça pour me concentrer sur la rédaction de “vraies” tranches de vie. Même si “raconter la vie” ne s’est pas bâtie en réaction à l’instantanéité des réseaux sociaux ».

Sans bobards

Même si l’un des effets collatéraux (bienvenus) de l’initiative consiste bel et bien à remettre un peu d’ordre au royaume de la communication 2.0. Avec, par exemple, Diouma Magassa, jeune étudiante et auteure de J’étais l’obstacle de ma réussite. Qui a narré son expérience difficile en classe préparatoire littéraire dans un grand lycée parisien. «Je voulais parler de mon malaise au sein d’une élite qui ne m’était pas familière. », dit-elle. « Même si je tenais régulièrement un blog, j’avais l’impression que personne ne me lisait. Raconter la vie m’a vraiment donné la parole ».

« Facebook ou Twitter servent à promotionner le contenu –“Raconter la vie” dispose d’ailleurs d’une page Facebook bien achalandée !– et “notre” site, lui, existe pour vraiment raconter des choses », reprend notre utilisatrice anonyme.

«De fait, nous rajoutons du sens au contenu !, conclut Rosanvallon. Notre démarche s’inscrit dans la lignée d’autres expériences. Comme celle des français peints par eux-mêmes, lancée par l’éditeur Curmer en 1839, ou des enquêtes que Zola a réalisées auprès du personnel du Bon Marché avant d’écrire Au Bonheur des Dames. Je pense aussi au Balzac de La Comédie humaine, ou au George Orwell de Dans la dèche à Paris et à Londres. Et puis, tout récemment, à Florence Aubenas, avec Le Quai de Ouistreham ; ou à Jean-Christophe Bailly, avec ses Voyages en France. Tous ces gens ont aussi réussi à parler autrement de la société qui nous entoure. Voilà ce que nous essayons de faire, à une plus grande échelle et pas avec des rédacteurs professionnels. Tout ça de la manière la plus honnête possible. Dans un mélange de spontanéité et de réflexion. Juste en se racontant des histoires. » Mais sans se lancer de bobards.