Espace de libertés | Septembre 2014 (n° 431)

Les enfants, ces «sujets pensants»


Dossier

En matière de «philosophie avec les enfants», quels sont les critères qui nous permettent de nous repérer, nous, les profs, tant en ce qui concerne la pédagogie que le contenu ? Ou encore, que voulons-nous faire, quels sont nos buts ?


En plus de vingt années de pratique en tant que formatrice en « philosophie avec les enfants » et professeure de cette discipline, mon propos et ma conviction n’ont pas changé. Chaque fois que je commence un cours ou une formation, les mêmes questions et préoccupations m’animent : « Que peut la philosophie pour l’enfant ? ». Pourquoi et comment amener les enfants à penser au sens philosophique du terme ? Quel est l’enjeu pour eux ?

Le sens du bonheur

La réponse reste toujours pareille : les aider à construire du sens, dans la relation à eux-mêmes, à l’autre et au monde. C’est la construction de ce sens qui peut leur donner accès à un certain bonheur.

Au centre donc, le bonheur, construction d’un bonheur individuel et collectif ; il s’agit d’aider l’enfant à construire son bonheur.

Le bonheur, non pas de surface, mais stable, profond et substantiel, est dans la philosophie, dans l’acte de la pensée philosophique en ce qu’elle permet une certaine « maîtrise », symbolique, bien sûr. (Le philosophe ou apprenti philosophe n’est pas toujours boutonneux.)

La construction d’un bonheur collectif passe par l’activité philosophique en « communauté de recherche », selon la formule de Matthew Lipman, comme condition de possibilité et lieu d’apprentissage d’un véritable vouloir démocratique et d’une habitude de pratique démocratique.

La perspective dans laquelle je me situe est résolument eudémoniste : la philosophie comme bonheur, celui présent dans l’activité de la pensée et la conscience de cette activité et comme condition d’un agir heureux (dignité). Comme le dit André Comte-Sponville, penser sa vie et vivre sa pensée.

Fidèle à Lipman

Mais qu’est-ce que penser ? Et comment amener les enfants à penser ? Il est évident qu’il ne s’agit pas d’un savoir, il s’agit d’un acte, d’une pratique. Je reste fidèle, aujourd’hui encore au programme de Matthew Lipman. Et ce pour deux raisons.

La première est qu’il y a aujourd’hui nombre de démarches qui visent à faire de la philosophie avec les enfants, mais peu se sont autant préoccupées de la formation du « professeur-animateur-guide » que Matthew Lipman. Il y a pour lui une disposition particulière du « professeur-animateur-guide » qui doit être travaillée afin de permettre aux enfants de se construire et de construire leur pensée. La capacité de l’animateur à entendre l’enfant là où il est, et ce, inconditionnellement, quel que soit l’enfant et quel que soit l’état de sa pensée, nécessite un apprentissage et une mise en retrait de soi-même. Cette formation de l’animateur est pour moi un élément fondamental dans la pratique. L’animateur doit être capable d’avoir très précisément à l’esprit le devenir et l’enjeu de sa pratique ainsi que les règles éthiques de celle-ci. Par ailleurs, on ne peut s’improviser praticien ; il faut pour cela avoir « travaillé » en « communauté de recherche» et donc avec d’autres praticiens ou futurs praticiens un thème aussi fondamental que celui «qu’est-ce que penser?», «quelles sont les conditions d’une pensée juste?» «qu’est-ce qu’une pensée critique ? » et « qu’est-ce qu’une pensée créatrice ? », etc. Tous ces aspects sont fondamentaux. Il y a tout un travail de rigueur à faire sur sa propre pensée pour aider l’enfant à construire la sienne. Ainsi donc la formation telle qu’elle est entendue par Lipman est à cet égard déterminante.

La deuxième raison est que Matthew Lipman et ses collaborateurs ont élaboré un programme de philosophie pour chaque classe d’âge, avec notamment une connaissance approfondie de la pédagogie et une volonté rigoureuse d’aider l’enfant à « penser par lui-même », c’est-à- dire à penser, mais toujours dans la conscience aiguë de ce que l’on ne peut penser sans l’autre (1). Il est tout simplement impossible pour un animateur de « reconstruire » tout ce programme, fait d’exercices et de discussions.

Pour autant, je ne suis pas adepte d’une orthodoxie et d’une orthopraxie terroristes. Je travaille avec mes étudiants une compétence dont certains estiment qu’elle n’est pas déterminante pour Lipman. Pour moi, elle est fondamentale: la compétence esthétique. Celle-ci ouvre tout simplement au « beau » (notamment) faisant ainsi mienne la pensée de Dostoievski : « La beauté sauvera le monde. »

 


(1) Ce point mériterait un développement que je n’ai pas la place de proposer ici.