Espace de libertés | Septembre 2014 (n° 431)

International

Des sectaires religieux ont échoué à faire interdire l’avortement et la recherche sur les cellules-souches en Europe. Mais ils considèrent que ce n’est que partie remise. Qui sont vraiment ces groupes et quelle est leur puissance ?


Le 28 mai dernier, la Commission européenne a finalement refusé de donner satisfaction à l’initiative « One of Us», qui réclamait, avec près de deux millions de signatures, l’arrêt de toute activité « impliquant la destruction d’embryons » dans l’Union. Certes, le mouvement a perdu une bataille. Mais il est improbable que cette victoire fasse taire ce mouvement aux motivations religieuses et ultraconservatrices. D’autant que le Parlement né des dernières élections a basculé un peu plus du côté du conservatisme et des œillères éthiques. Ainsi, le 10 avril, quand Bruno Gollnisch a fait une déclaration tonitruante en soutien à « Un de nous », le Parlement européen ne comptait que trois députés Front national français. Aujourd’hui, le FN affiche 24 élus et est arrivé en tête dans son pays !

One of Us entendait que l’Union européenne cesse de financer des travaux sur les cellules souches embryonnaires au motif que l’embryon de 5 jours utilisé pour générer des cellules représentatives de tout l’organisme est, selon eux, un être humain à part entière, même à ce stade très précoce. Or, de ces recherches peuvent découler des applications fondamentales pour la médecine réparatrice ou régénérative. Des centaines de chercheurs de par le monde utilisent ces cellules, généralement issues de dons d’embryons surnuméraires après une fécondation in vitro, pour faire avancer des traitements de la maladie de Parkinson, de l’Alzheimer ou du diabète de type 2. Ces cellules, en quelque sorte « reprogrammées », pourraient aussi être à la base de solutions contre la cécité et certains types de cancers particulièrement destructeurs. Mais elles peuvent également servir de banc d’essai de qualité exceptionnelle pour de nouveaux traitements, sans devoir prendre le risque de nuire davantage à des patients déjà très affaiblis.

L’autre cible de « Un de nous », ce sont les politiques d’aide au développement de l’Union européenne : toute aide octroyée à un pays ou une organisation qui pouvait donner lieu, même indirectement, à un avortement, devait être interrompue au plus vite. Les arguments avancés par le collectif évoquaient très solennellement le « le droit à la dignité de l’embryon » et la  « dignité de l’être humain dès sa conception ». « Aucun progrès ne peut être fondé sur la destruction de l’homme », proclamait Grégor Puppinck, son porte-parole. Lors de son audition au Parlement européen, le 10 avril dernier, ce dernier s’était emballé, comparant son combat à la «lutte contre l’esclavage ». Pas moins.

Le ridicule ne tue pas: heureusement pour ces militants d’Alliance Vita, choqués par la légalisation du mariage pour tous. © Gérard Julien/AFP

Pacte avec le diable

L’essentiel aujourd’hui est que la Commission, en repoussant cette initiative, a réaffirmé ses valeurs dans une longue réponse de 32 pages, qui dispose notamment que «toute proposition faisant intervenir des cellules souches embryonnaires humaines est l’objet d’une évaluation scientifique conduite dans le cadre d’un examen international indépendant. Cette évaluation examine la nécessité d’utiliser de telles cellules pour atteindre les objectifs scientifiques. Chaque proposition doit également être soumise à un examen éthique rigoureux ». Sur le soutien au planning familial, elle souligne également que « l’une des causes de mortalité maternelle est la pratique d’avortements non sécurisés, lesquels représentent quelque 16% de ce type de mortalité, soit 47.000 décès chaque année, presque exclusivement dans les pays en développement. Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), l’intervention la plus efficace pour réduire les grossesses non désirées et les avortements provoqués consiste à améliorer l’accessibilité des services de planification familiale et l’efficacité du recours à la contraception. Le nombre d’avortements pourrait ainsi diminuer ». Fallait-il le souligner à nouveau ? Sans doute. Malgré cette première défaite, saluée de milliers de messages haineux sur la Toile, les soldats de One of Us ont annoncé des recours auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, jugeant la réponse de la Commission « hypocrite et dédaigneuse ». Il serait dangereux de les sous-estimer.

Mais qui sont vraiment ces extrémistes de l’éthique qui veulent imposer leur conception de la vie à des millions de citoyens, dont l’une des responsables publiques, Ana Del Pino, se déclare opposée à l’avortement «dans tous les cas, […] même en cas de viol»? Une organisation, le Forum parlementaire européen, a étudié de près cette galaxie de mouvements. « Un de nous » semble avoir réussi à fédérer autour d’une bataille commune une multitude d’organisations ou de groupes très conservateurs, plus ou moins radicaux. L’association de Christine Boutin, Alliance Vita, a été l’un des fers de lance de la mobilisation française, tout comme les asso- ciations familiales catholiques ou le comité protestant évangélique pour la dignité humaine. Grégor Puppinck lui-même est surtout à la tête d’une organisation basée à Strasbourg, l’European Center for Law and Justice, émanation du Centre américain pour le droit et la justice créé par le télévangéliste protestant Pat Roberstson, pour le moins radical et souvent surprenant (il a déclaré par exemple que le tremblement de terre à Haïti était une des conséquences du pacte passé entre les habitants de l’île et… le diable en personne).

Fondamentalisme hollandais

Le Vatican, par la voix du pape François, a soutenu l’initiative « Un de nous» à la suite de Benoît XVI. Recevoir le soutien officiel du Vatican a certainement dopé la puissance de conviction du groupuscule extrémiste. Mais selon Neil Datta, le secrétaire du Forum parlementaire, il serait faux de croire que seuls les catholiques extrêmes alimentent « Un de nous » : il s’agit d’un agrégat de trois grandes familles qu’il qualifie d’« antichoix » : « Il y a les catholiques, proches du Saint-Siège. Ils sont démocrates mais, sur ces questions de société, ils tiennent une position extrémiste. Le second groupe est celui des protestants traditionalistes et des catholiques du nord (pays nordiques ou Irlande) qui ont l’habitude de travailler ensemble et ont créé leur propre structure, European Christian Political Movement.»

Un mouvement qui réunit des (petits) partis politiques et des organisations qui se battent pour imposer des préceptes chrétiens, comme la « protection de la dignité humaine supérieure à la liberté individuelle », au sein des institutions européennes. « On y trouve des tout petits partis, ajoute Neil Datta, comme le SGP aux Pays-Bas.» Un parti qui, au sein d’une coalition avec le CU (coalition chrétienne), vient de décrocher deux sièges au Parlement européen. Le SGP est fondamentaliste et notamment favorable à l’établissement d’une théocratie.

Enfin, la troisième famille que distingue Neil Datta est celle des «extrémistes» purs et durs. On parle ici d’organisations extrémistes religieuses flirtant avec le sectarisme, comme Tradition, Famille, Propriété. Amateur de croisades et défenseur des « valeurs traditionnelles » de la chrétienté, ce mouvement fut considéré comme susceptible de dérives sectaires par la mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires. Tradition, Famille, Propriété fait partie d’une coupole européenne, la Fédération Pro Europa Christiana, où l’on tente d’exercer un lobby « provie » à Bruxelles et qui s’oppose, par exemple, au divorce. Aussi modernes dans leurs moyens d’expression (sites internet, réseaux sociaux) qu’ils sont rétrogrades dans leur conception éthique, ces groupes obtiennent un impact démesuré par rapport à leur poids numérique réel. Compter sur le « bon sens» de la majorité et ne pas riposter, avec des moyens comparables, à leur campagne de désinformation, c’est prendre le risque d’un jour devoir marcher en rue pour protester contre des droits fondamentaux qui auront été corsetés ou vidés de leur essence.