Espace de libertés | Septembre 2014 (n° 431)

Dossier

Nos conceptions de la démocratie sont centrées sur la notion importante de raison publique, c’est-à-dire l’ensemble des considérations qui permettent de critiquer efficacement des dispositions estimées injustes. Cependant, les religions représenteraient le fonds de convictions privées qui orientent moralement l’existence individuelle et conditionnent de façon variable l’adhésion des sociétaires aux principes qui régissent leur vivre ensemble.


Ainsi présenté, le rapport qu’entretiennent les religions à la démocratie se laisse spécifier comme un rapport entre, d’une part, l’arrière-plan éthico-religieux des convictions privées et, d’autre part, l’avant-scène éthico-juridique de la raison publique. Un premier problème est celui du recoupement. J’aimerais le préciser à travers trois questions:

  1. Dans quelle mesure les religions dans l’espace européen rencontrent-elles cette raison publique en quelque sorte garantie par les droits fondamentaux des individus ?
  2. Dans quelle mesure une telle congruence, si elle existe, est-elle commune aux différentes religions contribuant au paysage de convictions plus ou moins partagées dans l’espace européen?
  3. Qu’est-ce qui, en dehors d’un supposé consensus par recoupement des religions entre elles et avec les principes publics de la justice politique (la raison publique) demeure éventuellement en souffrance de conciliation et situe par là une zone problématique ?

Je considère ici les seules religions du Livre, au demeurant, sans me risquer à une analyse d’historien des religions. Aujourd’hui, c’est le christianisme occidental, catholiques et protestants ensemble, qui présente les traits de congruence les plus évidents avec la raison publique, telle qu’elle est structurée selon l’esprit des droits fondamentaux. Mais ce qui, en tout état de cause, demeure irréconcilié, ce sont les positions respectives de la religion en général et de la raison publique, quant au rapport entre loi civile et loi morale. Du point de vue de la conviction religieuse, la loi morale prévaut en un sens absolu sur la loi civile, tandis que, du point de vue de la raison juridique, la loi civile n’est pas ébranlée par l’invocation de la loi morale, du moment qu’elle est conforme aux principes du droit. C’est que, pour une éthique universelle se réclamant de la raison publique, la moralité consiste justement dans le respect des droits fondamentaux, ceux des individus (droits de l’homme) et des peuples (droits des gens).

« Excommunication » politique

La contradiction se tient là. Le point névralgique de la relation du politique au religieux se traduit dans la tension qu’instaurent à l’égard des convictions religieuses les implications normatives d’une culture libérale dont la rationalité procédurale a pris toute distance à l’égard du fondamentalisme moral. Le point sensible dont je parlais renvoie en effet au « problème fondamentaliste» des religions du Livre en général. C’est en l’approfondissant que l’on pourrait cerner plus avant en quoi les démocraties libérales entrent dans une tension critique avec les religions révélées. Je souhaiterais montrer que la raison publique structurée par les droits fondamentaux individuels est théoriquement plus inclusive que les religions mais que, cependant, la situation actuelle dans l’espace européen appelle à lever l’excommunication politique des religions, jusqu’alors reléguées au statut de convictions privées.

L’expression « fondamentalisme moral » ne doit pas ici être comprise comme la stigmatisation d’une dérive intégriste et sectaire. Il s’agit d’une position philosophique forte, sous-tendue par une vision selon laquelle le bien et le mal, le juste et l’injuste s’imposent sans médiation autre qu’une conscience morale non dépravée, et fondent des commandements moraux littéralement indiscutables. Leur force normative présente des caractères d’absoluité, d’inconditionnalité tels que, face à eux, les procédures démocratiques d’adoption de normes publiques ne sauraient faire le poids d’un point de vue moral. C’est là une position qui fut puissamment illustrée et défendue par SS Jean-Paul II. Le fondamentalisme moral, entendu comme cette intransigeance sur la loi morale impliquant une intangible universalité des commandements, en particulier des commandements négatifs (interdits moraux), est une possibilité consubstantielle aux religions du Livre.

Valeur sacrée

J’aimerais à cet endroit préciser le problème. Il ne s’agit pas dans mon intention de contester qu’en soi la loi morale est au-dessus de la loi civile. Mais le problème est que, dans nos sociétés marquées par le fait du pluralisme, lequel se redouble à présent d’un fait multiculturel, il n’est plus guère possible de postuler entre tous les sociétaires un consensus direct et univoque sur les valeurs, sur ce qui est bien ou mal, juste ou injuste. La recherche d’éléments substantiels pouvant aujourd’hui constituer quelque chose comme une éthique planétaire au sens de Hans Kung n’aboutit, semble-t-il, qu’à des consensus mous, dépourvus de force opératoire –par exemple, sur la valeur sacrée de la vie humaine innocente. Face à cette orientation substantialiste, une autre stratégie conceptuelle consiste à assumer que nul ne saurait se prévaloir d’un accès direct et privilégié au bien ou au juste, comme par la vertu une intuition morale absolue. Suivant cette autre orientation, une éthique à prétention universelle renonce alors à un fondement métaphysique substantiel –par exemple, à des postulats sur la loi naturelle– au profit d’un fondement pragmatique procédural où le juste est censé se profiler à l’horizon d’une pratique de confrontations civiles et publiques entre des convictions divergentes, mais, toutes, par hypothèse, préoccupées de la justice. Partant, la question pratiquement efficace et pertinente n’est plus : « La loi civile prévaut-elle sur la loi morale ? », mais plutôt celle-ci, à présent : « La conviction privée doit-elle prévaloir sur la raison publique ? ».

Entre droits de l’homme et religion, le point névralgique est bien celui que révèle la tension entre raison publique et conviction privée. Cette tension se maintient, même lorsque les autorités religieuses réaffirment la séparation entre les Églises et l’État, entre le spirituel et le temporel, entre le religieux et le politique. Ainsi, la Conférence des épiscopats de la Communauté européenne (Comece), tout en confirmant l’inscription pleine et entière du chrétien dans l’ordre juridique dont il ressort, n’en affirmait pas moins le devoir qui lui revient d’évaluer cet ordre à l’aune de principes moraux supérieurs. Voici un extrait de la déclaration de la Comece, en 2005 :

« L’identité chrétienne, qui est d’ordre sacramentel, est d’un autre ordre que l’identité civile et n’entre pas en contradiction avec celle-ci. nous ne rêvons pas de former un État chrétien dans l’État, nous voulons vivre en citoyens consciencieux, ainsi que nous y invite l’Apôtre Paul. Mais nous ne serons pas pour autant des citoyens complaisants : nous savons que les lois humaines sont au service de la justice. » (1)

De ce qui est juste

Mais qui dit ce qui est juste ? Comment le juste se donne-t-il à connaître ? –Serait-ce par révélation « extérieure » ? Ou par intuition recueillie en chacun dans le silence de son for intérieur? Ou encore par généralisation in mente de la maxime de mon action, afin de savoir si elle ne se détruit pas elle-même? Ou plutôt à l’horizon de discussions réelles où se confrontent des intuitions et convictions privées qui, ainsi, se formeraient à la raison publique ? Par quelles voies, enfin, pourrait-on faire valablement reconnaître par tout un chacun ce que l’on devrait en conscience tenir pour juste ? Voilà autant de questions procédurales sur lesquelles le chrétien et –en général, celui qui sait que «les lois humaines sont au service de la justice»– ne saurait faire l’impasse. Comme le fait justement remarquer Olivier Abel, à propos de Benoît XVI dans son discours de Ratisbonne, « on comprend qu’il veuille édifier un monde commun de la raison, mais cela ne suppose-t-il pas une raison dialogique, et le sentiment que nos religions appartiennent encore à des langues ? » (2).

Il convient de mesurer l’importance de la structure imaginaire qui résulte historiquement de la querelle des Investitures, et fut confirmée par la Réforme : la séparation du temporel et du spirituel. On peut au demeurant faire remonter celle-ci à un dualisme tout à fait originaire qui s’exprime dans les Évangiles, par le fameux « Rendez à César… », et avant cela, dans l’alliance de Jahvé avec Israël, qui consacre l’autonomie de la justice par rapport au pouvoir politique. Ce dualisme fut institutionnalisé au Moyen-Âge, avec la « révolution papale » qui désacralisa le pouvoir politique tout en fournissant un modèle pour les monarchies absolutistes des débuts de l’âge moderne (3). Corrélativement, l’Église de Rome représentait l’universalité face aux États, si bien que l’horizon de la justice transcende pour ainsi dire par construction toute synthèse historique proposée par tel ou tel royaume ou empire. Cela ménage un espace, propice à la critique, pour la différence entre la positivité de l’ordre établi et l’idéalité de l’ordre juste ; par conséquent, entre la factualité et la validité ; pratiquement, entre la légalité et la légitimité. Cette différence est décisive pour l’ouverture d’un espace public orienté de façon critique à l’égard de l’ordre existant, et elle est essentielle à l’esprit européen, à la culture publique de l’Union européenne. Les Églises catholiques et protestantes sont justifiées de rappeler que cette structure, qui les caractérise, peut se révéler efficace pour défendre la liberté opprimée et la justice bafouée, face aux despotismes et aux totalitarismes. Comme on sait, l’Église catholique de Pologne ainsi que l’Église luthérienne d’Allemagne de l’Est ont joué un rôle pionnier décisif dans le mouvement de libération de leur peuple.

Les religions du Livre réalisent ce potentiel émancipateur. Il reste que le procéduralisme juridique requis pour l’adoption de normes publiques dans les sociétés démocratiques se situe à l’opposé du fondamentalisme moral. Lorsque la Comece déclare : « nous savons que les lois humaines sont au service de la justice», cette parole qui, prise en elle-même, est inattaquable et d’une parfaite innocuité, signifie toutefois pratiquement, dans l’avertissement donné aux démocraties, que les lois civiles, le chrétien se réserve le droit –et le devoir– de les évaluer et, le cas échéant, de les contester, voire de les récuser à l’aune d’une justice substantielle renvoyant, par exemple, au droit naturel ou à la loi divine. Force est de reconnaître que le contenu de cette loi divine/loi morale recoupe largement, quant aux valeurs fondamentales de référence, les idéaux humanistes qui insufflent les principes de l’État de droit démocratique. Comme le disait Kant à propos de la théologie biblique, « elle renferme bien des choses qui lui sont communes avec les doctrines de la simple raison » (4). Cependant, le mode de son affirmation, en tant qu’axiologie porteuse d’une normativité indiscutable n’appelant à rien d’autre qu’à l’humilité d’une soumission sans condition, se heurte en revanche au principe des démocraties dites procédurales, en ce qui concerne la transformation de ces valeurs en normes publiques à caractère contraignant.

Liberté négative

Le passage des communautés traditionnelles aux sociétés modernes se marque en effet par une disjonction entre valeurs et normes, disjonction due à l’ébranlement d’un fonds commun d’évidences partagées de façon non problématique. Cette rupture de continuité entre une communauté morale génère l’impression d’une perte de vie éthique, ce qui alimente le fameux malaise de la modernité (5). Elle se marque idéologiquement par la polarisation du décisionnisme éthique et du fonctionnalisme juridique (6), comme un point de chute du processus au cours duquel la validité morale des arguments s’est dissociée de leur légitimité politique. Avec la différenciation sociale, les intérêts et les convictions entrent en divergence, si bien que la logique qui préside à l’élaboration et à l’adoption de normes publiques doit suivre une procédure formelle de conciliation pour les causes mêmes de l’intégration fonc

tionnelle de nos sociétés politiques. De ce point de vue, la valeur de la procédure mise en œuvre pour parvenir à des normes politiquement justes se mesure à son aptitude à rendre compatibles entre eux les intérêts et points de vue individuels. La mise en compossibilité générale devient la règle fondamentale de la raison juridique et de la justice politique dans sa conception libérale : l’exercice de chaque liberté individuelle est limité à la condition d’un même exercice chez tous.

C’est le principe dit de « liberté négative », socle de nos démocraties. Il encadre l’exercice délibératif, d’où l’on teste la possibilité d’un assentiment rationnel donné par la communauté des citoyens aux normes publiques. Or, s’il n’y a pas de contradiction entre, d’une part, l’exigence d’autonomie, qui requiert le libre examen de conscience individuelle, et, d’autre part, l’exigence d’universalité, qui porte à viser pratiquement l’accord de toutes les convictions possibles, c’est en raison d’une « conscience faillibiliste », laquelle nous invite à admettre que ce qui nous paraît évident ne l’est pas nécessairement pour tous, et que les autres ont peut-être des raisons aussi bonnes ou meilleures que les nôtres. Aussi avons-nous besoin, et c’est un devoir, du test d’universalisation.

La moralité de la raison publique devient ainsi « procédurale ». Dans la philosophie contemporaine, la pointe de cet universalisme se trouve explicitée avec la maxime de la Diskursethik : le « principe discussion » de Jürgen Habermas (7). Une telle conception de la justice, à la fois procédurale et intersubjectiviste, fait contraste avec la visée d’un fondement objectif et transcendant de la norme, même si elle ne revient pas à affirmer que l’espace public de citoyens rassemblés disposerait du juste et du bien de façon, pour ainsi dire, discrétionnaire. Mais la transcendance de tels index est immanente à la pratique des discussions.

Porteur des lumières

Entre le discours des philosophies de la raison et celui des religions révélées, la divergence apparaît là où, pour ces dernières, ce qui mérite d’être tenu pour juste ne dépend pas d’une mise en confrontation méthodique des points de vue s’exprimant dans un espace public. Dans l’Union européenne, cependant, la reconnaissance officielle d’un rôle des Églises dans le « dialogue civil » appelle les autorités religieuses à assumer les implications d’une éthique de la discussion, avec ses postulations d’égale autorité des propos, d’égale compétence des locuteurs, d’égale liberté des prises de parole, d’égale authenticité des prises de position, ainsi que l’ouverture principielle du débat aux contestations exogènes. Suivant ces principes, l’Autre n’est pas regardé comme ne portant de vérité possible que du côté des dispositions qu’il présente à la reddition, sur le modèle du verum Israël dans le dialogue judéo-chrétien de naguère.

Il demeure que l’apport spécifique des religions, leur contribution à l’instruction de problèmes socio-éthiques touchant aux mystères de la vie, est d’avoir archivé, comme une mémoire de l’humanité, les résultats à décrypter des expériences spirituelles les plus intenses: un thésaurus inestimable où la philosophie a pu d’ailleurs puiser des thèmes, pour tenter, à la manière d’un porte-parole, de les traduire en langage séculier. Voilà le « service public » auquel les Églises, au-delà d’une gestion traditionnelle de leurs fidèles, pourraient consentir en engageant donc un discours nouveau qui ne soit pas réservé aux adeptes, lequel demeure au fond un usage privé, mais un discours qui, dans l’usage public, soit socialement intégré, sans cesser pour autant d’être inspiré et porteur des lumières que procure une familiarité avec les grands textes.

 


(1) Cité par François Foret, « Quels présupposés pour la démocratie européenne ? Regards croisés sur le rôle du religieux », dans Politique européenne, n°19, printemps 2006, pp. 115-140.
(2) Olivier Abel, « Une division occidentale au sein du christianisme ? », dans Esprit, novembre 2006, p. 26.
(3) Paolo Prodi, Christianisme et monde moderne. Cinquante ans de recherche, Paris, Gallimard-Le Seuil, coll. « Hautes Études », 2006. Voir l’entretien avec Paolo Prodi, « La fécondité du dualisme de la religion et de l’État », dans Esprit, mars-avril 2007, pp. 15-26.
(4) Emmanuel Kant, La religion dans les limites de la simple raison (1793), trad. par J. Gibelin, Paris, Vrin, Paris, p. 28.
(5) Charles Taylor, Le Malaise de la modernité, trad. par Charlotte Mélançon, Paris, Éditions du Cerf, 1994, 130 p.
(6) Jean-Marc Ferry, Valeurs et normes. La question de l’éthique, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2002, 114 p.
(7) Jürgen Habermas, De l’Éthique de la discussion, trad. par Mark Hunyadi, Paris, Éditions du Cerf, 1992, p. 17.