Espace de libertés | Septembre 2014 (n° 431)

Existe-t-il une philosophie de la laïcité?


Dossier

L’idéal de laïcité n’est solidaire d’aucune philosophie en particulier. Il recueille tout ce qui, dans les philosophies, manifeste une adhésion à la liberté, à la raison, au souci de vérité, à la justice et à l’égalité comme fondements de la cité.


On pourrait être tenté de dire que la philosophie de la laïcité, c’est toute la philosophie. La philosophie se comprend alors comme la forme libre et réfléchie de la culture universelle, qui s’efforce de mettre à distance l’illusion du moment et les préjugés du lieu. C’est l’art de prendre soin de ses pensées, de telle façon qu’elles s’affranchissent des limites de l’expérience vécue. C’est le projet renouvelé sans cesse d’une lucidité agissante, qui ne peut transiger avec les exigences du vrai, quoi qu’il en coûte.

Dialectique des émancipations

Il y a dans l’idéal laïque un pari généreux sur une certaine idée de l’homme et de la société, sur la raison et les Lumières. Ce pari met en correspondance l’accomplissement du meilleur de l’humanité en chaque homme et l’organisation de la vie commune qui le permet. Tenter de définir la philosophie de la laïcité, ce n’est pas se lancer dans une profession de foi partisane, mais s’efforcer de recueillir dans le patrimoine de la pensée critique tout ce qui peut fixer les exigences et les repères d’un tel pari. Descartes et Spinoza, Kant et Hegel, Condorcet et Marx, mais également Locke et Hume, Averroès et Bayle, Nietzsche et Sartre, pour ne citer qu’eux, s’inscrivent dans un tel patrimoine. Si chaque penseur semble mettre l’accent sur un registre d’émancipation, il faut s’attacher à montrer l’importance de ce registre au regard de ce qui lui fait obstacle. Et esquisser l’architecture d’une dialectique générale des émancipations, où chacune prend sa place, même s’il faut assigner alors ses éventuelles limites. On se souvient que pour redresser un bâton tordu on le courbe dans l’autre sens. Ainsi, une démarche qui peut paraître unilatérale et abstraite au mauvais sens du terme reçoit son sens authentique. Voir les choses ainsi, c’est échapper à l’éclectisme sans principe, et rendre raison de l’apport de chaque grande philosophie à une pensée de la liberté universelle.

Pour l’exemple, si Descartes insiste sur le caractère fondateur du sujet pensant et de la conscience libre qui le définit, c’est bien pour contester le principe d’autorité dont dérivent bien des obscurantismes. Le principe de raison et de libre examen, source d’émancipation des individus comme des sociétés, doit quelque chose d’essentiel à cette philosophie, qui étend l’expérience intérieure de la liberté à la conduite de la vie. Et si Spinoza fait observer que la puissance de comprendre se proportionne à la puissance d’agir qu’elle nourrit à son tour, c’est pour rappeler que le sujet libre et maître de ses pensées ne se construit que dans les conditions qui favorisent son accomplissement. Deux démarches qu’on oppose trop souvent, alors qu’elles ont toutes les deux leur vérité, car elles rendent manifestes des exigences également légitimes. On pourrait faire un raisonnement similaire, par exemple, pour le rapport de Hegel à Kant ou de Marx à Hegel.

Au cœur de la laïcité, il y a l’idée de générosité, telle que Descartes la définit et telle que Spinoza la reprend pour en faire un principe de concorde active. Selon cette idée, l’homme s’affirme comme tel dans le libre usage qu’il fait des choses qu’il n’a pas d’abord choisies, et dans le courage d’assumer cette liberté. Ce qui le situe par principe au-dessus des coutumes et des croyances particulières, des appartenances et des intérêts exclusifs. Cette transcendance lui permet de garder la maîtrise de ses pensées, et d’assumer toute croyance avec la distance intérieure dont les stoïciens faisaient le principe même de la liberté. La générosité, qui délivre en quelque sorte du soi subjectif sans le nier, peut alors ouvrir l’individu à la société. La liberté prend sens pour l’autre comme pour soi- même, et l’égalité ainsi affirmée vivifie le lien social pour qu’à son tour il nourrisse l’accomplissement individuel.

Bref, oser pour l’autre ce que l’on veut pour soi, c’est se délier suffisamment de ses appartenances pour que l’universel soit à la fois horizon et source d’humanité. Cette générosité est le meilleur antidote au fanatisme et à l’intolérance, mais également à toute volonté de privilèges revendiqués au nom d’une option spirituelle particulière. Dans une telle perspective, la refondation laïque du lien civique et politique décline comme naturellement ses principes : liberté de conscience, égalité de tous, universalité de la loi commune et des institutions publiques, dévolues au seul bien commun.

Assurer le libre choix

Trois principes philosophiques animent l’idéal laïque. Premier principe : la liberté de conscience approfondie en autonomie, irréductible à la simple indépendance: la faculté de se donner à soi- même sa propre loi se décline alors dans les différents registres de la liberté, dont la maîtrise personnelle du jugement, notamment, constitue un registre essentiel. Second principe : l’égalité de droits des hommes, sans discrimination ou privilège résultant de l’option spirituelle qu’ils adoptent : les divers croyants, les athées, et les agnostiques, doivent être traités de la même manière par le droit qui organise la vie commune. Troisième principe : l’intérêt général comme raison d’être exclusive de la loi commune.

La laïcité n’est donc pas une option spirituelle parmi d’autres, mais le fondement et la condition de possibilité de l’inscription des options spirituelles dans un horizon de paix et d’universalité. Celui-ci dépasse et situe chacune d’entre elles, sans disparaître lui-même sous la guerre des dieux, ou sous l’affrontement des éthiques de vie. Marianne n’a pas à arbitrer les croyances ou les conceptions de la vie bonne: elle doit assurer à chacun la possibilité du choix autonome de son option spirituelle comme de son mode d’accomplissement, dans le respect de la loi commune. La sphère privée reçoit ainsi sa meilleure garantie, sans que l’État républicain reflue pour autant dans la version minimaliste dont rêvent les adeptes de l’ultralibéralisme économique.

La laïcité, c’est la mémoire vive de l’unité de l’humanité en deçà des différences ou, dit autrement, l’horizon qu’elle préserve par-delà ces mêmes différences. Celles-ci ne sont donc pas niées, mais invitées à observer un certain régime d’affirmation, compatible avec l’unité de la loi commune qui est garante d’égalité. L’union laïque appelle, avec Spinoza et Hegel, une nette séparation de l’État et des « ministres du culte » ou des Églises. Son corollaire est la distinction de la sphère publique et de la sphère privée, également pensée par Locke et Rousseau. Elle fait signe, avec Kant, vers l’autonomie de jugement et la lucidité intérieure qui distingue le registre de la croyance et le registre de la connaissance. Elle disjoint le droit et la religion, avec Kant et Spinoza également, tout comme elle rompt le rapport obligé de la moralité et la croyance religieuse, notamment avec Hume. Elle peut s’éclairer, par exemple avec Hegel, d’une pensée des médiations qui permettent de s’élever à l’universel à partir du particulier, sans nier celui-ci, mais en s’affranchissant de ses limites.

Droits et principes universalisables

Ces thèses philosophiques ont des implications juridiques : séparation de l’État et de toute Église, neutralité de la sphère publique –qui doit rester aconfessionnelle–, émancipation du droit par rapport à toute vision du monde particulière et à la normativité qu’elle imposerait. Il s’agit de donner toute son amplitude à la liberté de définir l’éthique de vie personnelle, en évitant toute valorisation privilégiée d’un modèle d’accomplissement. La sphère privée est alors libérée de toute tutelle.

La laïcité n’est pas un «produit culturel» et sa philosophie ne peut s’inscrire dans les limites d’un territoire ou une histoire. Benito Juárez, Thomas Jefferson, Mustapha Kemal dit Atatürk, Gandhi, Jean Macé, Jaurès, entre autres, en ont incarné l’esprit dans des contextes différents. Si l’Europe veut incarner un espace de droits et de principes universalisables, la laïcité n’a pas à y être relativisée au nom d’un héritage culturel et religieux particulier, qui laisserait en dehors d’elle les déshérités issus d’autres ères culturelles, ou tout simplement les agnostiques et les athées qui ne se reconnaissent guère héritiers de cet héritage-là.

La philosophie de la laïcité a partie liée avec la dynamique de la culture humaine. Il s’agit d’oser le pari laïque de la liberté et de l’égalité, comme de la distance à soi qui fait que tous peuvent vivre leurs « différences » sans s’aliéner à elles. C’est cette distance à soi de la tradition que représente la laïcité, incarnant la dimension active de la culture comme processus d’accomplissement par dépassement, bildung (formation) et non kultur (tradition de référence). Conquise avec difficulté, comme la reconnaissance des droits de l’homme, elle atteste ce que Hegel appellerait le processus d’universalisation de la liberté, mais aussi de l’égalité de principe de tous les êtres humains, sans discrimination de sexe, ou d’option spirituelle.

Sur le plan des registres de la conscience, la distinction entre foi et savoir doit être alors portée à sa réappropriation lucide: on peut bien croire, ou conjecturer, mais on doit savoir que l’on croit et en tirer les conséquences aussi bien pour soi-même que pour le rapport à autrui. Cette réflexivité se comprend du point de vue de la raison. Celle-ci ressaisit chaque registre de la conscience et de la vie intérieure dans sa spécificité différentielle, soit qu’elle leur attribue des objets distincts, comme chez Kant, soit qu’elle voit en eux des modalités distinctes du rapport à un même objet, comme chez Hegel. L’un et l’autre font une place à la religion; mais l’un et l’autre entendent abolir ce que Kant appelait « la distinction humiliante des clercs et des laïques». L’esprit de tolérance, comme disposition éthique, est à ce prix ; mais il n’implique aucunement de renoncer à critiquer les croyances et les convictions, car le respect des croyants n’implique nullement la sous- traction de leurs croyances à l’esprit critique et à ses manifestations. C’est un certain régime d’affirmation des croyances et des convictions, tel qu’il respecte la sphère publique en sa vocation universelle, que requiert la laïcité, et non leur élision pure et simple.