Espace de libertés | Septembre 2014 (n° 431)

Libres ensemble

Animateur de rue à Charleroi, Denis Uvier parle au nom des SDF parce qu’il en fut un, autrefois. «Loup devenu berger», ce travailleur social engagé ne sera jamais en paix tant que des êtres iront à la dérive dans la ville.


Il interpelle le pouvoir et ne lâche jamais le morceau. « Je me contente de ce que j’ai et cela me donne un sentiment de liberté…» Denis Uvier, 57 ans, dont vingt-deux sur le terrain en tant qu’animateur de rue à Charleroi pour l’association Solidarités Nouvelles, ne brigue aucun poste et ne s’attache pas au superflu, ce qui lui confère une aura de gravité et d’humour, à l’opposé de la grosse tête. Ne pas avoir grand-chose à perdre lui permet de se concentrer sur sa liberté d’expression. Dans l’urgence, au nom de ceux qui n’ont pas la force de puiser en eux les mots salvateurs. L’homme ne transige pas face à la détresse. Il se fout de ce qu’on pense de lui, car la violence de certaines situations sociales déchire les falbalas de la bienséance. Travailleur social engagé, Uvier refuse d’être considéré comme un modèle. Il n’est pas tout seul, salue le travail en réseau, prépare la relève. Il s’appuie sur son expérience pour épauler les plus paumés, « considérés comme indéfendables ». Aux jeunes, il ne demande pas de connaître ce que la vie lui a enseigné mais de se mettre dans la peau de l’autre, même si c’est dur, quand l’autre fait peur. De voir en l’autre son humanité, derrière son apparence, à une époque où l’emballage compte plus que le contenu.

Dans la rue, les gens le saluent comme un membre d’une famille qui n’a pas besoin de nom.

En marche dans la ville qui change

Denis Uvier décrypte la précarité avec lucidité. Les journalistes savent qu’il parle de ce qu’il connaît. Si un abri de nuit plein à craquer se voit forcé de refuser des gens en attente d’un toit, il le clamera. Opiniâtre, il va droit à la réalité tapie dans l’ombre des statistiques. Sa notoriété ? Un levier pour obtenir des réponses. Le jour où il la fermera n’est pas pour demain. Vice-président du Resto du Cœur de Charleroi –au nom de Solidarités Nouvelles–, Uvier veille au carrefour des meurtrissures cachées pour comprendre la ville et ses citoyens les plus démunis: sans abri, sans papiers, sans allocation, sans boulot, sans espoir, sans projet…

Dans la rue, son élément naturel, les gens le saluent comme un membre d’une famille qui n’a pas besoin de nom. Longtemps, il a arboré un chapeau de broussard et conserve son foulard palestinien. Pour brouiller les pistes, il s’est coupé les cheveux. Il participe à des rencontres de sociologues, avec la même aisance qu’il parle à un type couché par terre. Sa moto partie à la casse, il voyage en bus, à pied ou en camionnette, le nez au vent, avec le regard qui étincelle, attentif aux moindres évolutions d’une cité post-industrielle en mutation. Ville-laboratoire, Charleroi se heurte au chômage et au problème du logement, aux trousses d’un avenir qui passe par des emplois créés au compte-gouttes, malgré tous les efforts des pouvoirs publics. D’où ces êtres en quête d’existence dans ce monde occidental où l’emploi manufacturier se raréfie.

À Charleroi, ils font la manche, depuis un an environ, selon un règlement qui prévoit une rotation passant par divers quartiers, pour « alléger » le centre urbain. La dilution de la mendicité sur le territoire permettrait-elle de changer le visage d’une société où la précarité concerne plus de 15% des citoyens ? La nuit, « en maraude », il sait derrière quel buisson du parc se diriger pour dénicher un type à la dérive, lève la porte des garages où vivent des familles expulsées, pénètre dans les immeubles abandonnés transformés en squats. Sa connaissance de la géographie carolorégienne et son réseau lui permettent d’être vite informé. Il jugule sa peur, parle pour endiguer la rage. Nombre de travailleurs sociaux ont découvert la pratique de leur métier dans les pas de l’animateur que Paul Trigalet, fondateur de Solidarités Nouvelles, repéra comme un type possédant la détermination requise pour aider même ceux qui ne voulaient pas de la main tendue.

Uvier, travailleur de l’ombre. © Artedis-Just Jaeckin
Uvier, travailleur de l’ombre. © Artedis-Just Jaeckin

Une cabane sur le terril

Une des actions les plus signifiantes de Denis Uvier restera ce village provisoire construit en 2007 avec des palettes de récupération. Il a poussé comme un champignon en haut du terril qui, à Dampremy, s’apparenterait à un balcon avec vue imprenable sur le ring urbain. Jusqu’au bout de ses forces, Uvier s’était fait l’urbaniste de ce hameau provisoire mettant en évidence le manque de logements à prix abordable. Il n’avait pas oublié de prévoir une cabane vouée à la parole, pour faire reculer la solitude et progresser la solidarité. L’expérience a vécu mais laissé des traces. «Dire les choses est essentiel », estime Denis. Il défendra toujours les citoyens dont le degré de frustration, de haine et de colère est si aigu qu’ils n’attendent plus rien. «C’est là qu’il faut être, je veux dire juste être là, en attendant le moment souvent lointain encore d’oublier, réparer, mettre de côté ses ennuis pour repartir, mais il en faut du temps, beaucoup… »

L’homme ne craint pas de dire qu’il a été dans le caniveau, après avoir vécu ces choses de la vie qui détruisent l’équilibre. « Je revenais de Marseille où j’avais voulu m’engager à la Légion étrangère, en train, sans billet. Le contrôleur m’a coincé. Je voulais frapper. Une dame a payé pour moi. Et moi, au lieu de dire merci, je me suis moqué, trop blessé pour comprendre son geste. J’étais loin. Bien plus tard, couché sur la route, j’ai voulu mourir. Mes anges gardiens ont bien souvent été des flics. Mais j’ai fini par m’en sortir. Je me souviens des gens qui ont réglé mon premier loyer quand je m’acharnais à sortir de la rue. Les conséquences de mes actes, je les ai payées. Des années après, quand j’ai remboursé ce prêt qui était bien plus que du fric, un poids est parti. Oui, des gens m’ont soutenu, comme Paul Trigalet, Chantal Doffigny, d’autres, qui sont dans mes pensées… »

« Tenter de rendre une âme à celui qui a tout perdu »

Lui qui aime les jardins où il se sent libre, scande, « quand tu sèmes, les grains, un jour, vont prendre». Ainsi la bonté. Ce poète de la jungle d’asphalte se surprend à chanter, d’instinct. Lui qui rit aux éclats pense qu’il «faut pleurer pour nettoyer ses yeux ». Sans attendre de résultat immédiat, il agit, conscient de l’importance de montrer qu’une issue existe. Il s’accroche à des étoiles, comme celle de sa fille qui a 25 ans, comme celle de sa mère disparue. Sur le terril, les bâtisseurs ont commencé par arracher aux palettes des clous déformés pour les redresser. « Aux gens aussi, il faut rendre leur utilité pour qu’ils vivent». Denis Uvier invoque la nécessité de résistance face aux injustices, « incapable d’être en paix, sachant que des gens sont sur le carreau». Animateur de rue, selon lui, signifierait peut-être «tenter de rendre une âme à celui qui a tout perdu ».