C’est un projet d’anthropologie qui donne aujourd’hui le ton des grands enjeux de la philosophie contemporaine. Dans «Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des modernes» (1), le sociologue français Bruno Latour interroge la capacité que «nous autres, modernes» avons à rendre justice tant à nos propres pratiques qu’aux «autres» collectifs afin de pouvoir faire face à ce qu’Isabelle Stengers appelle «le temps des catastrophes [écologiques]».
Face à des périls dont nous ne connaissons pas le vrai visage, l’heure n’est pas à la philosophie « en chambre » : il s’agit d’hériter de ce que la modernité a relégué dans ses marges, avant qu’il ne soit définitivement, irréversiblement trop tard.
Et hériter signifie d’abord repeupler. Les modernes, pour pouvoir agir sur le monde, l’avaient simplifié à outrance, faisant de la nature une étendue sans qualités : un corps physico-mathématique manipulable à l’envi. L’homme se retrouva alors très seul. Non seulement il s’isolait des autres êtres dans le silence effrayant des espaces infinis pascaliens, non seulement ses propres affects devenaient suspects d’un subjectivisme impuissant face à la dure réalité mécaniste, mais en plus lui-même devenait une bien pauvre abstraction.
Penser, peupler et hériter
« L’homme » de l’humanisme classique s’est peu à peu transformé en concept fantoche qui mange ses propres enfants. Étalon majoritaire –individu blanc mâle chrétien européen ou américain hétérosexuel habitant des grandes villes, pour paraphraser Gilles Deleuze–, cet homme-là était à la fois universel dans l’idéal et excluant dans la réalité, idée aveugle et impuissante si pas coupable face à l’esclavage, au colonialisme, au sexisme, à l’exploitation des sans classe, sans terre, sans voix.
Repeupler, alors, revient à faire exister ceux que le discours moderne a laissés aux marges de ses cartes conceptuelles. Les dernières décennies du XXe siècle ont ainsi vu se multiplier, outre-Atlantique, les études relatives à ceux relégués dans l’ombre de l’homme blanc : critical studies (études critiques de la société marchande), postcolonial studies ou critical philosophy of race, gender studies (2), éthique du care (littéralement, les pratiques de « soin » aux personnes fragilisées, activités exclues des statistiques socio-économiques), animal studies, etc. Les tendances les plus intéressantes de ces champs de recherche interdisciplinaire ne se contentent pas de décrire la « femme du grand homme » ou le système esclavagiste/postcolonial qui lui permettra de boire son café. Au contraire, elles montrent comment les existences singulières de tous ces « autres » modifient de fond en comble ce que signifient agir et penser, peupler et hériter.
Posthumanisme
La philosophe féministe américaine Donna Haraway parle ainsi de « faire monde » (worlding) lorsqu’elle propose des tactiques philosophiques à venir. Il s’agit de ne pas se contenter de la figure traditionnelle de l’humain pour penser ce qui nous arrive, mais de prendre en compte l’intrication des humains avec tout ce qui les fabrique : les cellules et les animaux, les minéraux et les machines. En soulignant la malléabilité des lignes qui nous séparent de nos autres, Haraway entend augmenter notre puissance de penser et d’agir, et substitue au règne sans partage de la démonstration logique un art des récits créateurs de possibles.
Ces récits spéculatifs là sont parfois dits «posthumanistes». Le posthumanisme ne signifie pas la mort littérale de l’homme, mais bien une nécessité de décentrement par rapport au cadre restreint de l’humanisme pour faire place aux autres êtres qui, en peuplant la terre, nous peuplent également. Ce dépassement ne concerne pas que la philosophie sociale ou politique ; il exige beaucoup également de la métaphysique. Car ce que nous appelons « être » devient encore plus complexe, encore plus pluriel qu’auparavant.
C’est ainsi que l’humain, pour hériter dignement du monde qui lui est légué, doit peupler le cœur même de la pensée de tous ces êtres non humains sans lesquels il ne tiendrait pas debout. Penser par le non humain devient le leitmotiv de courants philosophiques divers. Une première tendance va ainsi refuser toute forme de subjectivité : en témoigne le best-seller philosophique Après la finitude, de Quentin Meillassoux (3), qui met en évidence la temporalité géologique nous intimant de penser un monde sans nous, et sans sujet de référence. Une seconde tendance (avec, par exemple, David Lapoujade et Pierre Montebello) développera une pensée du non humain en explorant des formes élargies de conscience, qui dépassent la conscience intentionnelle « classique » décrite par les phénoménologues. Une dernière tendance, enfin, sera multiperspectiviste, et prendra en compte l’existence de multiples foyers de subjectivité singuliers, qu’ils soient humains ou non humains. Outre Bruno Latour et Isabelle Stengers, déjà cités plus haut, on mentionnera l’ouvrage à paraître de Didier Debaise, intitulé Philosophie de l’importance, qui interroge la manière dont des entités non humaines peuvent exprimer une subjectivité singulière.
La pluralité des perspectives déployées par les êtres humains et non humains est l’une des clés pour répondre à la question : comment hériter dignement du monde qui nous a précédés? Sous le vernis trop univoque des idéologies et discours officiels, c’est la multiplicité des pratiques qui se sont inventées, la multiplicité des êtres qui se sont déployés à l’ombre de la modernité, qui nous donneront forces et ressources pour repeupler la terre.
(1) Paris, La Découverte, 2012, 504 p.
(2) Le genre est le produit des facteurs culturels, historiques, économiques et idéologiques qui façonnent nos visions du masculin et du féminin, et pas, comme le prétendent ses opposants autoproclamés, une idée miracle capable d’affranchir les identités sexuées de tout ancrage biologique.
(3) Essai sur la nécessité de la contingence, Paris, Éditions du Seuil, 2006, 180 p.