Le duo Jacqueline Bir–Alain Leempoel a cartonné sur les planches du théâtre de l’Espace Delvaux à la fin de la saison dernière. Grâce à ce succès, les deux comédiens rejoueront ce magnifique texte, profondément ancré dans les défis intergénérationnels de notre temps, pendant un mois au théâtre Le Public.
À quelques heures de la répétition générale, Pietro Pizzuti donne ses dernières indications. Les régisseurs modifient, peaufinent, règlent pendant qu’un tango argentin résonne dans toute la salle. En prenant un peu de hauteur, nous visualisons un peu mieux le décor. Un canapé « vintage », une table et des chaises passées de mode. Un tablier pend au porte-manteau.
« Le thème ? La rencontre entre une mère de 82 ans et son fils, la belle cinquantaine. Ils ont encore tant de choses à se dire… surtout à des âges où l’on se rapproche de la fin. Mais le tout se fait avec légèreté, suavité, et une sérénité toute latino. On est entre Almodovar et Woody Allen », explique Pietro Pizzuti, metteur en scène.
Jacqueline Bir, 80 ans, arrive essoufflée, clé de voiture en main. Pilote en parfaite santé, elle file droit vers la scène et salue l’assemblée. « Vivre, c’est un travail permanent », nous confie-t- elle. « Et vieillir ? [rires] Il faut juste éviter de vieillir dans sa tête, c’est tout ! » Si facile à dire et manifestement tout aussi simple à appliquer lorsque nous regardons la comédienne vérifier minutieusement les dernières modifications apportées au décor tout en s’amusant avec les techniciens. Derrière cette joyeuse ambiance intergénérationnelle, l’équipe est pourtant concentrée, angoissée et semble se demander quel accueil le public réservera à ces conversations entre un fils de 50 ans et sa mère de 82 ans.
Soulagement !
Près de 10 jours à guichet fermé, à seulement quelques places près pour certaines représentations ! Les dialogues écrits par Santiago Carlos Oves, auteur argentin, ont manifestement visé très juste.
«Je n’aurai jamais pensé un tel succès aussi rapidement. Pourquoi ? Sans doute parce que c’est un reflet exact des situations dans lesquelles nous pouvons nous retrouver tous un jour où l’autre. Une personne de la cinquantaine qui se retrouve au chômage, les vieux qui ont des difficultés à survivre lorsqu’ils sont seuls. Et puis, c’est une leçon de vie… Le modèle familial que j’ai connu lorsque j’étais plus jeune n’existe plus depuis longtemps. Mon arrière-grand-mère vivait chez ma grand-mère et nous, nous gravitions autour d’elles. Aujourd’hui, j’ai souvent le sentiment qu’on met les vieux dans une maison de retraite pour s’en débarrasser… », pense Jacqueline Bir.
– « Vous faites l’amour ?
– Comment ?
– Est-ce que vous avez des relations ?
– Mais enfin de quoi veux-tu…
– Est-ce si difficile de dire à une mère s’il se passe ou ne se passe pas quelque chose ?
– C’est que tu ne ressembles pas à une mère. Tu ressembles à un psychanalyste… »
Les joutes verbales s’enchaînent en allant toujours chercher là-bas, tout au fond, vers ce côté que l’on se plaît souvent à cacher. Et tôt ou tard, au détour d’une réplique, chaque spectateur se trouve mis à nu, pris au piège dans ces tabous qui trop souvent empoisonnent nos relations humaines.
« Nous ne nous parlons plus suffisamment. Les gens essaient de taire leurs problèmes pour des tas de raisons qui se situent probablement entre la pudeur et l’indifférence », estime Jacqueline Bir.
Exister ensemble
Mais cette pièce, qui s’amuse dans les dédales de nos non-dits, joue aussi avec nos certitudes. Jaime, quinquagénaire dynamique, heureux propriétaire d’un 4×4, perd son emploi. Il ne lui en faudra pas plus pour s’interroger sur ce que sa vie est devenue. Alain Leempoel, partenaire de Jacqueline Bir, décrit cette pièce comme un plaidoyer implacable sur les limites de notre système socio- économique : « Comment allons-nous garantir les pensions de nos aînés et une fin de vie digne? Notre système a été élaboré au siècle passé lorsque nous prenions notre retraite à 65 ans pour mourir 10 ans plus tard. nous vivons aujourd’hui 10 à 25 années de plus. La pièce pose donc ce problème sous un angle original : comment –puisque nous vivons plus longtemps– allons-nous exister ensemble lorsqu’un drame bouscule l’équilibre familial ? Nous sommes très nombreux sur cette planète et nous n’allons plus pouvoir profiter de notre belle individualité et de notre ascension sociale en vivant seuls dans notre jolie maison tandis que les enfants ont leur villa ici et leur appartement là-bas… La crise est passée par là et a profondément déséquilibré ce modèle familial. La pièce évoque ce bouleversement à travers cette mère entretenue par son fifils qui perd son travail et qui doit alors revendre cet appartement. »