Espace de libertés | Septembre 2014 (n° 431)

Coup de pholie

Ce n’est pas un hasard si les Romains utilisaient le même infinitif pour dire être et manger: le verbe esse avait les deux sens. Les Latins avaient compris que s’alimenter et exister ne font qu’un. Manger, c’est être, c’est vivre. Le nouveau-né entame son existence en respirant puis en tétant. Bien sûr, il y a manger et manger. Il ne faudrait pas confondre les carnivores, les insectivores, les frugivores, les anthropophages, les ichtyophages, les xylophages, les coprophages, les nécrophages, les végétariens, les végétaliens, les macrobiotes, les gloutons, les petits appétits, les gourmands et les gourmets, les prédateurs, les charognards et les parasites, et j’en passe et des meilleurs, tels que les omnivores. Mais tous, du premier au dernier, vivent parce qu’ils absorbent l’énergie, régénèrent leur carburant en somme, en l’avalant. Nous sommes ce que nous mangeons. C’est une vieille habitude héritée de nos lointains ancêtres monocellulaires, les voraces amibes. Toute société d’êtres vivants constitue une société de consommateurs. Le mot « viande » lui-même ne vient-il pas du bas latin vivanda formé sur le verbe vivere?

Certes, il arrive qu’un dysfonctionnement psychologique fasse grincer la machine et que l’estomac se mette en grève. L’individu devient alors anorexique : ce refus d’engloutir s’apparente à un refus de vivre, une sorte de suicide lent et différé. L’ascète qui jeûne refuse lui aussi de vivre une vie animale : la chair lui fait horreur et, à ses yeux, faire bonne chère revient à trahir son âme éthérée qui n’aspire qu’aux nourritures célestes.

Quant à nous, fort peu ascètes, réfléchissons-y une bonne foi, puis n’y pensons plus : lorsque nous déjeunons, dînons, soupons, goûtons, dévorons, banquetons, grignotons, bâfrons, dégustons, nous acceptons d’exister en chair et en os en laissant s’exprimer notre instinct de vie, notre appétit vital. Qui nierait que le mangeur vit, que le vivant mange, que le jeûneur dépérit et que le mort… jeûne (ce qui bien sûr empêche de vivre vieux) ? Plus exactement : le mort, aussitôt qu’il a cessé de respirer, cesse de manger pour être désormais mangé à son tour, que ce soit par les vers du tombeau ou par le feu du bûcher. Un mort, c’est un mangeur mangé.

Peut-être penserez-vous à ce « Coup de pholie » demain matin en déjeunant, ou la prochaine fois que vous souhaiterez bon appétit à vos commensaux ? En tout cas, ne tardez plus à croquer à pleines dents dans la vie qui est si gloutonnement chronophage. Les sages d’autrefois l’avaient compris, eux qui se réunissaient en deipnosophistes (« sophistes au banquet ») autour d’une sympathique tablée.