Espace de libertés | Septembre 2014 (n° 431)

L’école contre la barbarie


École

En marge de la rentrée, empreintes de rencontres dans des classes ouvertes au monde, grâce à des instits à qui on demande la lune et qui la décrochent, chaque matin.


L’école a bon dos. Elle encaisse les classements internationaux mettant en concurrence ce qui est inquantifiable, soit l’humain ; les avis et critiques de gens qui jamais ne se retrouveront devant une classe de mômes à qui il faut apprendre à lire, écrire, compter, réfléchir et veiller à sa santé et sa condition physique, et aux remises en question régulières émanant du monde politique. L’école doit évoluer avec son temps, prendre la cadence des nouvelles technologies de l’information, s’adapter à la mondialisation et à la société. Quel chantier…

Gueules noires

Engagé dans le projet «Journalistes en classe », de l’Association des journalistes professionnels, pour témoigner de mon métier face à des écoliers et étudiants de tous niveaux, j’ai vécu beaucoup de rencontres rappelant que le travail des enseignants exige une créativité quotidienne. Pour expliquer ma pratique du journalisme, je réponds à des questions, relaie des histoires, montre une photo, trace au tableau quelques mots à la craie. Un jour, je me suis retrouvé dans l’école où j’avais écrit mes premiers mots. C’était à Gilly, où, autrefois, les charbonnages maquillaient de noir le visage des hommes. Ma plus grande leçon. Sous le masque du labeur, tous étaient égaux et solidaires. Au fond du Sart-Allet, la cour de récréation n’a pas changé même si le marronnier a poussé, depuis la victoire de Bahamontès au Tour de France 1959. Esprits ouverts, vibrants et attentifs, les enfants étaient loin de certains des clichés qui caricaturent l’école.

Dans la région de Charleroi et en Entre-Sambre-et-Meuse, des enfants d’horizons très différents m’apprennent beaucoup sur notre temps. À Charleroi-Nord, un gamin parlait l’arabe, l’italien, le français et se mettait au néerlandais et à l’anglais. Émigré d’Afrique du Nord, il avait entamé son parcours par l’Italie et appris sur le tas…

C’était du vécu et permettait d’évoquer l’actualité pour parler de justice, de tolérance et de respect de l’autre. Dans toutes les classes où je passe, des cartes du monde donnent des envies d’ailleurs. Les instituteurs, en encourageant les enfants à regarder autour d’eux, leur ouvrent des horizons.

Lire, au-delà du chaos

Parmi les histoires que je passe aux enfants, je privilégie ce reportage remontant à novembre 1993, juste après l’assassinat du président Ndadaye du Burundi. Au Rwanda voisin, qui, peu de temps après, sombrerait dans le cauchemar du génocide, passant par un camp de réfugiés burundais organisé par la Croix-Rouge, un homme aux yeux hagards vint à moi, une feuille de papier à la main. C’était une ordonnance pour des verres correcteurs et il me dit : « J’ai besoin de lunettes, c’est urgent. »

Dans ce camp de bâches bleues balayé par les pluies, sur les rives du lac Cyangugu, 35.000 réfugiés pleuraient leurs morts et souffraient de blessures terribles. L’homme me confia avoir vu brûler sa maison, mourir sa femme et ses enfants. Désormais seul, il s’accrochait à une raison de vivre. Instituteur, il voulait ouvrir une école, dans le camp, tout de suite. Informée de cette demande, une jeune femme de la Croix-Rouge alerta des amis, à Genève. Ils récupérèrent des paires de lunettes, les confièrent à un pilote. Il déposa la caisse auprès d’un chauffeur qui achemina le colis, en plein chaos. Et l’homme trouva, dans le tas de lunettes, celles qui lui convenaient. Avant de quitter le camp, je l’ai vu apprendre à lire à des enfants assis par terre, dans la boue.

Me serrant la main, il me regarda droit dans les yeux en martelant… «L’école est la seule réponse à la barbarie ». Chaque nuit, dans ce camp, naissaient des enfants. Il m’arrive de me demander comment ils ont grandi.

Cette humanité de l’école, ce souffle de vie, grâce aux instituteurs, m’est revenue comme un boomerang, dans l’édition de juillet 2014 de Science & Vie, par le biais de deux courts papiers évoquant les travaux de chercheurs américains. Une équipe avait vérifié le fait que prendre des notes à la main conduit à une meilleure compréhension. Les scientifiques observèrent que les notes prises à la main étaient 30% plus courtes que celles saisies sur un clavier. Les étudiants qui avaient utilisé l’ordinateur ne répondaient pas mieux que les autres aux questions factuelles. Mais, face aux questions plus conceptuelles, ceux qui avaient pris note à la main avaient mieux compris. Prendre des notes à la main pousse à avant tout s’approprier le texte et à reformuler les idées exprimées. Avec l’écriture manuelle, l’instituteur est au centre de l’école, il transmet l’envie d’apprendre. Qui n’a pas été tiré vers le haut par un professeur ? À méditer, alors que l’on aborde le temps où vidéoconférence et internet risquent de se substituer à l’humain.

Revenant à l’école d’hier, d’aujourd’hui et de demain, j’espère qu’elle restera à taille humaine, comme celle que je connais. Tant qu’une personne en recherche –parce que l’université de la rue vous embrigade à vie–, communiquera sa connaissance et sa passion du monde à d’autres, emmènera les enfants à la découverte de leur coin de terre, l’école demeurera une grande rencontre.